Mode sombre

5h du matin, lundi. Le réveil sonne. Pas de temps à perdre, j'enfile l'intégral de l'équipement nécessaire pour affronter les heures dans le froid, je dégivre le pare-brise, direction Dole. Le brouillard est épais. Je le sais donc déjà, je serai en retard. Je tourne l'auto-radio sur France Info :

« Suite à un mouvement de grève, nous ne sommes pas en mesure de diffuser l'intégralité de nos programmes ».

Même pas d'informations ce matin-là, seulement la playlist un poil psychédélique de Radio France. Mais j'ai le sourire : eux aussi tiennent bon, et ont peut-être même durci le ton.

Car c'est de cela dont il s'agit cette nuit. Samedi lors de leur AG, les cheminots avaient invité l'ensemble des résistants à la Macronie du coin, syndiqués ou non, en gilet jaune, rouge, violet ou vert... et la décision a été prise : pour la rentrée, après un mois de grève, il faut envoyer un signal. Non, le mouvement ne s'essouffle pas. Non le mépris du gouvernement ne nous décourage pas. Oui nous résisterons tant qu'il le faudra.

La rumeur courrait sur et dans les réseaux, celle d'un blocage. Une première depuis le début du mouvement. Rendez-vous à 5h30 Avenue de Lahr, dit-elle.

A 6h, la nouvelle tombe pour moi sur le trajet, c'est le dépôt de bus de Foucherans qui est visé. Ce sera donc un jour de vacances de plus pour les élèves de l'agglomération.

Depuis la route nationale, je vois déjà la fumée à plusieurs centaines de mètres. Ils ont réussi à s'installer sans présence policière. L'action est déjà réussie : aucun bus ne partira jusqu'à ce que nous l'ayons décidé.

Sur place, au moins une trentaine de personnes : sans étiquette, CGT, Gilets jaunes, SUD, et j'en oublie certainement quelques-uns. On commence à se connaître, les groupes se mélangent, se chambrent, avec un vrai plaisir de lutter ensemble, malgré la nuit, malgré le froid.

Policiers et gendarmes arrivent sur le rond-point, restant à une bonne cinquantaine de mètres de la barricade de palettes enflammées. Une discussion s'engage entre eux. « Ils doivent se demander quelle juridiction c'est ici. » Ils nous laisseront comme cela une bonne demi-heure, prenant quelques photos. « Ils nous ont déjà tous en photos ! » « Peut-être qu'ils en font des albums ». « Ils doivent couvrir les murs du comico avec nos portraits ». Finalement les gendarmes prennent les choses en main.

Autour de la barricade, les discussions sur les prochaines actions progressent. La logistique est partagée, même si on sent une expérience certaine chez les Gilets jaunes qui fournissent allègrement, par livraisons de palettes régulières, de quoi alimenter le feu. Une certaine habilité aussi pour charrier les gendarmes lorsque ceux-ci essayent de nous compter. « Restez en mouvement, marchez, ils essayent de compter ». « 25, 52, 34, 11, 256, 87... ». Même le gendarme en sourit. Faut dire qu'il commence à nous connaître aussi.

Les travailleurs de la zone commencent à arriver eux aussi. Un poil surpris, ne sachant pas comment s'y prendre. « Euh, bonjour, on peut passer ? » « Oui, vous c'est bon ! C'est les bus qui passent pas. Montez 2 roues sur le trottoir là, ça passe. ». Tout ça s'enchaîne tranquillement. Même les gendarmes nous laissent tranquilles, venant à peine demander à parler à un responsable. Réponse cinglante « on est tous responsables ! ». Ils retournent à leur voiture, faisant la circulation sur le rond point pour ne laisser passer dans notre direction que les travailleurs. « Ils font même le blocage à notre place ». « N'empêche, quand on bloque du privé, ils mettent pas une heure à nous envoyer les fourgonnettes, les casques et les matraques. Là, tu bloques les services publics, on dirait qu'ils s'en foutent, qu'on pourrait passer la semaine ici ». Pas faux, moi aussi ça m'interroge.

Pendant ce temps, on est rejoint par quelques chauffeurs de bus, assignés au dépôt en attendant qu'on débloque l'accès. La plupart des personnes croisées semblent avoir une sympathie pour le mouvement. Les quelques ronchons ont le droit à un chant en retour : « Travail ! Consomme ! Et Ferme ta Gueule ! ». Une entreprise de la zone nous fournira même un peu de chaleur avec des palettes pour raviver la barricade. Il est alors 8h20. Les premiers manifestants commencent à nous quitter après 2h30 de blocage. Et finalement à 8h45, les cheminots lèvent le camp pour tenir leur AG. « On a réussi le coup de com', c'est bon ». Détendu, c'est à ce moment-là qu'une discussion s'engage avec le gendarme qui semble en charge. Une dernière pique lancée au passage. « Vous ferez gaffe, maintenant c'est vous les « privilégiés ». Avant c'était nous avec nos régimes spéciaux, maintenant c'est vous avec votre régime spécifique ». « Oh vous savez, nous, on a pas de syndicat, la seule chose qu'on peut faire c'est subir ce qui nous tombe dessus ».

Ne reste plus que les Gilets jaunes. En lutte depuis 14 mois, ils font partie de ceux qui ont choisi de ne plus subir. Ils lèvent le camp dans la foulée, à 9h, (il faudra une heure de plus pour que la circulation des bus reprenne) mais autour d'un café, la discussion sur la suite de leur combat est toujours tiraillée entre espoir et résignation. « Ça bouge pas assez, c'est pas comme ça qu'ils auront peur là-haut ». « Moi ça m'a remotivé ce blocage ». « Ouais mais regarde les commentaires sur fb, les gens disent qu'ils comprennent la grève mais qu'ils soutiennent pas l'action. Faudrait rien faire c'est ça ? ». « On verra ce que ça donne jeudi, ça peut repartir ! »...

 

Rendez-vous donc ce Jeudi 9 à 10h30 Avenue de Lahr, pour la prochaine manifestation. Record à battre, 2500 personnes. Mais en attendant, écoutez la rumeur, ce crépitement du feu de la contestation qui résonne en écho... il pourrait annoncer de nouvelles actions d'ici-là. Nous en serons.


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À propos de l'auteur(e) :

Baptiste Longet

Issu du monde du Droit, destiné à rejoindre la masse des technocrates bruxellois "in", ma réflexion sur l'écologie, l'anthropologie et les institutions et les constats liés à mes 4 années de voyages me poussent vers un retour à la terre jurassienne et un activisme local.


Juriste en reconversion

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