« Vingt dieux » : un regard de classe ?
Maintenant que le succès de « Vingt dieux » est assuré, j'aimerais revenir sur quelques aspects du film qui m'ont dérangé après coup. C'est une pleine page de pub dans Télérama (j'étais chez ma belle-mère) qui m'a mis la puce dans le circuit. « Le premier film le plus enthousiasmant de l'année » Libération. « Une histoire comme le cinéma en raffole » Le Parisien. Et bien sûr « Ce film vous fera fondre » Télérama. Sans oublier le soutien de la filière Comté, de France TV, du Figaro Madame, de France Inter et du Monde. La charrette est pleine. La réalisatrice Louise Courvoisier est encensée par toute la bien-pensance progressiste parisienne. Ça m'interroge. Pire, ça m'ennuie.
Comme tout le monde ou presque, le film m'a touché, j'ai la larme facile et j'ai souri. Totone et ses potes sont des déglingos de première, les Valseuses 2024 du terroir jurassien, une jeunesse rurale qu'on ne voit jamais au cinoche. La frangine de Totone arracherait des larmes à Poutine et sa copine ressusciterait Biden. Tout fonctionne pas trop mal côté cohérence, les personnages sont attachants, on est pris par l'histoire, l'accent est pittoresque à souhait, on plonge dans le Jura, ça picole sec, ça clope pas mal aussi, ça baise sans falbala amoureux, on passe un bon moment et ça se finit bien sans tourner au happy end hollywoodien. Y a un côté brut de décoffrage qui a emballé la critique et un aspect « feel good movie » qui a séduit le grand public. D'où le succès en salles, la presse dithyrambique et les récompenses qui ont plu.
Côté vraisemblance, ça se corse un peu : pas de flics dans la cambrousse, pas de services sociaux, les adultes ne font que de la figuration, Marylise hérite d'une ferme à elle toute seule quand ses deux frangins bossent dans une fruitière, Totone se fout à poil en plein comice agricole sous les applaudissements des paysans, son père le laisse glander sans même lui apprendre les rudiments du métier, Totone découvre l'AOP alors qu'il est né dedans et conduit un camion-citerne sans permis avec l'aval de son employeur, mais disons qu'on peut mettre tout cela sur le compte du conte justement : pas la peine de s'embarrasser de détails trop réalistes, sauf pour le comté tout de même (et encore). C'est pas un documentaire, de quoi se plaint-on ?
Alors me direz-vous, qu'est-ce qui peut bien le déranger là-dedans, le Martin ? Eh bien, figurez-vous que c'est en Bretagne, une quinzaine de jours après avoir vu le film, que j'ai ressenti le malaise. Je me suis demandé quelle aurait été ma réaction si l'histoire s'était déroulée dans le patelin d'où venait mon père et où vivaient encore mes oncles, tantes et cousins il y a 40 ans. A 20 ans, j'aurais sans doute eu le même regard que Louise Courvoisier, une vision des choses globalement bienveillante mais insidieusement hautaine. Celle d'un étudiant qui a un peu lu Bourdieu, qui écoute The Clash et qui essaie de ne pas porter un regard trop bégueule sur la partie paysanne de sa famille mais qui est trop heureux de ne partager que très occasionnellement l'existence de ces ploucs pas vraiment passionnants et carrément terre à terre. Depuis, j'ai découvert leurs qualités de cœur et la vraie nature de leurs préoccupations. Mais c'est une autre histoire.
Élevée dans le Jura mais née à Genève, fille de musiciens baroques reconvertis à la paysannerie, Louise Courvoisier a tourné « Vingt dieux » avec les meilleures intentions du monde et elle a réalisé un premier long métrage « très frais ». Naturaliste à souhait mais seulement réaliste (sauf pour le vélage) pour des critiques qui n'ont jamais mis les pieds dans une étable ou une fruitière. Malgré les invraisemblances documentaires, la réalisatrice semble mettre les mains dans le terroir pour s'intéresser de près aux p'tiots gars du cru mais les ruraux comtois de souche n'en sortent pourtant pas grandis, ethnologiquement parlant. On se pochtronne à la binouze dans des bals aux musiques ringardes, on fait du stock-car comme des péquenots du middle west américain, on fabrique du fromage, rien que du fromage, Totone veut faire du fric facile en suivant des tutos sur Internet avant de tomber sur la faiseuse pour touristes, il lutine Marie-Lise pour lui piquer ses clefs, les quatre Lupin au pot au lait barbotent sans trop de scrupules, tout ça ne plane pas très haut et si c'est l'opinion qu'en a Louise Courvoisier, diplômée d'une école de cinéma de Lyon, malgré la fraicheur des caractères et la liberté de mœurs qu'ont pu y trouver certains citadins, je ne suis pas loin de déceler dans ce film, une certaine condescendance attendrie, vous savez, ce regard en plongée que les bourgeois CSP+ des métropoles portent sur les ruraux un peu rustres et pas très malins, simples, basiques mais si vrais et si proches du coeur du monde. C'est d'autant plus ennuyeux que la réalisatrice n'est plus une gamine : elle a eu 30 ans l'an passé. On ne peut plus parler d'erreur de jeunesse. J'attends pour ma part d'une cinéaste trentenaire autre chose qu'un regard plein de tendresse sur les péons de sa région d'origine. Je ne parle pas de caricature car Louise Courvoisier ne cherche ni à faire rire aux dépends des Jurassiens ni à pointer leurs travers folkloriques ni même à exploiter un bon filon. Elle me paraît sincère et elle a sans doute péché par naïveté ou par légèreté. Elle s'est en quelque sorte appropriée un terroir et ses expressions pour y caser son scénario qui s'interroge très sommairement sur la sexualité des jeunes dans nos campagnes et survole de très haut les questions ayant trait à la ruralité.
Si Totone, Marie-Lise et leurs copains avaient été noirs, nains ou homosexuels, l'intelligentsia parisienne aurait crié à l'appropriation culturelle par les grands dieux du wokisme. Mais là, rien ! Pensez donc, Louise Courvoisier a grandi parmi ces bons indigènes, fruités et forts en gueule. Tout cela vient du cœur d'autant plus, je le répète, que je pense que Louise Courvoisier est honnête et sincère. Je ne lui prête aucune mauvaise intention.
Mon dessein n'est pas de descendre le film. Sinon j'aurais écrit ce papier plus tôt. Je ne suis même pas sûr d'avoir raison vu que je suis assez tatillon sur les questions de classes sociales. Je ne condamne donc personne. L'idée, c'est plutôt d'en parler autour de vous, de voir si « Vingt dieux » n'a pas laissé un vague malaise derrière lui, un arrière-goût de Deschiens ou de Tuche, de Jojo le gilet jaune ou de Totone le cul-terreux, le venin discret de la bourgeoisie en week-end à la cambrousse.
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.