Mode sombre

« Nous savons par intuition ou par expérience qu’un déconfinement prolongé au-delà du strict nécessaire aurait pour la nation des conséquences gravissimes : l’écroulement. Je n’emploie pas ce terme au hasard, Mesdames et Messieurs les députés, on me reproche bien plus souvent la litote que l’exagération. » C’est Edouard Philippe qui a prononcé ces phrases hier, mardi 28 avril, devant l’Assemblée nationale. Rassurez-vous, je ne l’ai pas écouté. Je ne crois plus à ces discours de l’incompétence. Et je vous le prouve ! Pas que je n’y crois plus mais que l’incurie règne dans la tête des énarques.

Savez-vous ce qu’est une litote ? Eh bien c’est une figure de style qu’on classe parmi les figures de l’atténuation. On pourrait donc croire que c’est le contraire (antonyme pour les lexicologues) d’exagération. Edouard a de l’éducation et il le montre… sauf que s’il en avait vraiment, il aurait poussé la formule jusqu’au bout et parlé d’hyperbole en lieu et place d’exagération : mes apprentis connaissent cela même s’ils s’empressent de l’oublier après le bac. Mais ce n’est pas tout, ce n’est pas tout. 

La litote n’est pas l’euphémisme, autre figure de style dont le néo-libéralisme au pouvoir est friand quand ça l’arrange. L’euphémisme est la véritable figure de l’atténuation : la flexibilité macronarde, c’est la précarité, on libère les énergies quand on supprime les contraintes, les normes et les lois de protection sociale, les premiers de cordées ont remplacé les riches dans la bouche du président des guides de montagne, la rénovation de notre modèle social sera la destruction du programme du CNR mais, dit comme ça, ça parait ringard de s’y opposer, et dernièrement on a vu débarquer sur les plateaux télé le cluster pour le foyer d’infection qui fait quand même franchement beurk. Mais le pompon revient à la croissance négative qui cumule l’euphémisme et l’oxymore (moyen mnémotechnique : oxymore, mort-vivant, agglomérat de contraire).

L’euphémisme présente donc une réalité plutôt désagréable sous une forme atténuée avec des termes en-deçà de la réalité : le ralentissement de la croissance masque ainsi la chute de la production et la récession économique nettement moins cools pour un économiste libéral, autre euphémisme pour adorateur du marché. En lui préférant un autre terme, Edouard aux crins d’argent nous cacherait-il quelque chose ?

La litote consiste à contredire le négatif pour dire le positif : je ne vous cacherai pas que je ne m’opposerai pas à la suppression de cet amendement pour faites-moi péter cette modif’ ! Il ne voit pas ça d’un mauvais oeil, ce n’est pas pour me déplaire ou le désormais classique c’est pas faux. Autrement dit, non-noir signifie blanc. Ce n’est pas à proprement parler une atténuation mais une manière détournée de dire les choses, une dilution un rien faux-cul pour parler crû telle Chimène déclarant son amour à Rodrigue, l’assassin de papa : va, je ne te hais point !

Donc Edouard nous avoue qu’au lieu de la vaseline habituelle, il nous la met à sec, sans préliminaire. L’écroulement. Rien moins que ça ! Mais l’écroulement de quoi au juste ?!

Et là, Edouard, je vais vous jouer un mauvais tour, mon fayot ! Pas d’inquiétude, je vouvoie mes ennemis politiques. Quand j’ai entendu le terme d’écroulement, j’ai tout de suite pensé (je suis de formation littéraire et j’ai fait italien deuxième langue) à une nouvelle de Dino Buzzati : L’écroulement de la Baliverna.

Ecoutez plutôt, Monsieur le premier sous-fifre : le narrateur a voulu faire de l'alpinisme sur le mur d'un très ancien bâtiment et il s'est accroché à une tige métallique, mais, par un insoupçonnable jeu d’équilibre, cette tige était le soutien fondamental de l'édifice tout entier et, quand une main inconsciente l’a décrochée, elle a provoqué l’écroulement général. C’est un peu l’effet papillon, version BTP collapso.

Voilà une métaphore filée de la vision existentielle qui traverse presque tous les textes de Buzzati : on n'est jamais ni tout à fait inutile, ni totalement irresponsable. Chacun de nos actes a des répercussions incalculables et il s'intègre dans un ensemble plus vaste qui nous dépasse. Dans L’écroulement de la Baliverna, le narrateur fuit sa responsabilité indirecte dans cette catastrophe mais il est obsédé par la crainte du châtiment. Pensez-y, Monsieur Philippe ! Je ne vous crois pas capable d’éprouver de la culpabilité et votre passé de défenseur des intérêts d’Areva prouve que votre sens des responsabilités est pour le moins biscornu vis à vis de l’intérêt général. J’espère simplement que vous allez prendre peur à vous chier dessus, que votre foutu PIB à la con va enfin céder la place à un véritable indicateur de croissance et que votre vieux monde de merde va s’écrouler avec ce putain de virus.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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