Mode sombre

Ceci est la republication d'un article paru dans la version papier.

 

Il faut bien avouer que le pétrole, il n'y a pas grand monde qui en a quelque chose à secouer. C'est un sujet absent de notre quotidien bien qu'il accompagne tous les jours de notre vie. Par exemple, lorsque l'on parle d'écologie, le changement climatique est la première chose qui nous vienne à l'esprit, et pourtant, il n'est pas le problème : il n'est qu'une des conséquences des activités humaines à l'échelle planétaire. Le problème, c'est l'énormité des transformations que nous faisons subir à l'environnement. Et pour ce faire, nous utilisons de l'énergie, majoritairement du pétrole.

 

Ce pétrole, bien qu'il soit non renouvelable, est en quelque sorte l'énergie parfaite : elle s'extrait de l'environnement plus facilement que les autres, se stocke, se transporte très facilement et dispose d'une bonne densité énergétique. C'est une énergie tellement pratique, surexploitée et sur-utilisée, que notre système économique est presque parfaitement corrélé, indexé à sa quantité disponible. Pour vous donner une idée, si vous deviez sortir tous les objets de votre maison ayant nécessité du pétrole – que cela soit pour leur transport ou/et leur fabrication – vous vous rendriez compte qu'il ne vous reste plus rien, ni habits pour vous habiller , ni savon pour vous laver, ou même un toit pour vous abriter.

 

Si vous voulez en savoir plus, je vous invite à consulter les divers articles de Libres Commères à ce sujet. Ce qui va nous intéresser aujourd'hui, ce sont les perspectives sur le pétrole concernant l'Union Européenne pour la période 2020-2030, et je vous le dis, vous avez intérêt à apprendre à faire du vélo.

 

Alors voilà, l'Union Européenne se retrouve dans un premier goulot d'étranglement: elle est le plus gros importateur mondial de pétrole avec la Chine, et la seule source de pétrole d'Europe occidentale, soit la mer du Nord, est en déclin massif : on parle de -50% entre 2000 et 2020. Nous n'avons pas de pétrole, et surtout pas de véritable plan B. Tout cela est en fait assez simple : c'est un problème de baignoire trouée qui se remplit d'un côté (production) et fuit de l'autre (consommation). La baignoire grossit (augmentation de la demande) et pour la maintenir pleine, il faut la remplir en permanence.

 

Il y a quelques semaines, le Shift Project – un think tank français promouvant la décarbonation - achète une base de données sur l'état de la production de pétrole dans le monde à une entreprise d'intelligence économique dénommée Rystad. Cette entreprise fait partie « d'une sorte de pool d'espionnage mutualisé des pétroliers » . Rappelons ici que les études prospectivistes n'ont pas vocation à prédire l'avenir ; Rystad ou le Shift ne sont pas des Nostradamus : « Le but est de qualifier un risque : celui de contrainte directe ou indirecte forte sur les approvisionnements pétroliers » nous dit Mathieu Auzanneau, directeur du Shift.

 

Avant toutes choses, quelques éléments de contexte : la « crise » de la Covid-19 a entraîné un gel des investissements pétroliers ainsi qu'une baisse de la demande, provoquant l'effondrement du cours du baril. Tout cela aggravé par une guerre des prix du pétrole entre la Russie et l'Arabie Saoudite. Ainsi, les grands groupes pétroliers (Total, Exxon...) ont annoncé des baisses d’investissements, entraînant mécaniquement une baisse des capacités de production de pétrole pour la décennie 2020/2030 : un passage de 109 Mb/jour à 103 (Millions de barils/jour).

 

Selon Rystad , cette tendance sera compensée par l'évolution des capacités de production dans le Golfe Persique, ainsi que par les pétroles de schistes américains. Le Shift, quant à lui, pense que le scénario décrit par Rystad est très optimiste, en atteste le témoignage de Matt Gallagher, patron (CEO) de Parsley Energy, l'un des plus grands groupes pétroliers du Texas, qui avance que 2020 aura été l'année du pic des pétroles de schiste aux États- Unis. Par ailleurs, nous pouvons ajouter une couche de pessimisme aux conclusions de Rystad, en recoupant leur base de données avec celle de l'Agence Internationale de l’Énergie (AIE). Précisons ici que l'AIE est une émanation de l'OCDE qui représente l'intérêt des pays consommateurs, dont la France. C'est une référence mondiale en matière de prospectives sur le pétrole et l'énergie en général.

 

L'AIE avertit que nous avions déjà un problème, un défaut en ce qui concerne les capacités de production mondiale. Elle signalait en 2018 "un risque de resserrement de l'offre prégnant pour le pétrole". Dans les faits, trop peu de projets de production de pétrole conventionnel sont en cours et il en faudrait deux fois plus pour équilibrer le marché, ce qui n'est pas une sinécure lorsque l'on sait que le pic de pétrole conventionnel a été passé en 2008. Ajoutons à cela les opérateurs pétroliers qui, même avant ce pic, avec des techniques d'extraction et de prospection de plus en plus élaborées, ont réalisé des découvertes de conventionnel de plus en plus médiocres à partir des années 1980. C'est au passage un bel exemple des limites du progrès technique. En fait, une bonne partie des pétroles qui seront extraits à l'horizon 2030 sont dans des réserves dont on a pas encore évalué les capacités de production et que l'on suppose découvrir: tout cela est très hypothétique. L'AIE souligne à ce propos la très faible probabilité d'une prise de relais par les pétroles non conventionnels : si le schiste n'explose pas dans la décennie, nous allons au devant de gros problèmes d'approvisionnement.

 

Production mondiale d'hydrocarbures fossiles par degré de maturité de la production.

 

Et voici la synthèse pour l'Europe.

 

La Russie a passé son pic en 2019 et se place sur une trajectoire de déclin sans possibilité de se remettre d’aplomb avec le schiste. C'est notre premier fournisseur de pétrole, à hauteur de 30% de la consommation européenne. En tout, c'est plus de 50% des approvisionnements pétroliers de l'UE qui sont voués au déclin sur la période 2020-2030 (Kazakhstan, Algérie, Nigéria, Azerbaidjan, Angola... ) A noter que le seul pays approvisionnant l'Europe dont on peut vraiment attendre une croissance de la production est l’Irak (9% de l'approvisionnement actuel de l'UE), +25%. Et cela va sans dire de l'instabilité sociale et politique que l'on peut attendre dans les pays producteurs de pétrole qui vont perdre parfois entre 15% et 30% de leur production, avec tout ce que cela engendre comme enjeux géopolitiques: voir le Vénézuela, ou la Syrie, ou Cuba du côté des pays consommateurs. Pour aller plus loin sur la production de pétrole, consultez l'étude de Rystad et ses "photographies" de la production par pays producteurs, le reste n'est que lecture.

 

 

Les fusées éclairantes que nous pouvons aujourd'hui envoyer dans notre futur proche nous montrent dans tous les cas une baisse de la production d'aujourd'hui à 2030, qui se balade entre 1 et 8 % en tout. Post 2030, l'incertitude devient extrême. Pire, l'étude Rystad présente des limites qui sont en fait des facteurs aggravants. Elle part du principe que les prix du pétrole seront dès maintenant croissants et non volatiles, ce qui est en soit une blague. D'autre part, la demande de pétrole mondiale ne cesse de s'élargir - la baignoire ne cesse de grossir – et ce particulièrement en Asie et en Afrique qui à elles deux vont demander l’équivalent de la consommation de pétrole de l'Union Européenne actuelle (11 Mb/jour) d'ici 2030, cette dernière étant, rappelons-le, le premier consommateur de pétrole au monde.

 

Ouf... c'est lourd pas vrai ? M'en parlez pas. Heureusement, le reste n'est que politique (presque).

 

Du point de vue des conséquences sur le réchauffement climatique, les questions sont toujours posées sans réponse politique concrète, elles ne résonnent pas encore tout à fait dans l'Histoire: voulons-nous continuer à nous maintenir sur l'industrie fossile ? Si oui, pensez-vous que cela vaut la vie de milliards de personnes ? Si non, comment on s'organise en 10 petites années maximum? Avec quel niveau de justice sociale ? Etc... Complétez avec vos propres questions !

 

Si nous devons respecter les accords de Paris, nous devons faire baisser les émissions de gaz à effet de serre de l'UE de -5% par an, là où le pire scénario que l'on peut tirer de Rystad se situe dans une baisse de -0.75% par an de notre consommation de pétrole. En gros 5%, c'est une baisse des émissions équivalente à celle du Covid-19 par an, et c'est ce qui est requis pour rester sous les 2 degrés . C'est une sorte de première répétition générale.

 

Comprenez bien que derrière tous ces chiffres et cette montagne de problèmes structurels « indémerdables », il s'agit bien de pouvoir agir avant qu'il ne soit trop tard, car tout cela nous mène immanquablement aux mêmes choses : hécatombes et chaos sociaux en tout genre. C'est une véritable course contre la montre, une épée de Damoclès.

 

Du côté politique, on a bien la Convention Citoyenne pour le Climat, le coup de com' démocratique de Macron et de son gouvernement qui, non contents d'éborgner des gens, ont décidé de manipuler politiquement 150 courageux qu'ils essayeront de mettre au placard le plus vite possible. Les mesures/propositions (personne ne sait quel mot utiliser apparemment) qu'ont présentées la CCC entreront sûrement en collision avec le plan de relance économique pour nous produire à nouveau du vide. Les 149 « proposures » ont le mérite d'être ambitieuses et « sociales », malgré des impensés compréhensibles au vu du temps imparti pour l'exercice.

 

Elle sont par contre déjà beaucoup moins ambitieuses lorsque Jupiter décide d'en retirer 3 (ou 6), notamment celle qui aurait permis leur financement. C'est ballot ! « Tenez citoyens ! 15 milliards et un mars ! ». Dire qu'Il lui aura suffi pour cela d'agiter le pompon au-dessus de la mêlée médiatique, laisser le débat s'hystériser. Cette non-délimitation du débat, cette incapacité chronique des médias de masse à organiser les savoirs produisent des conséquences  : personne n'entre dans un débat clair et les affects les plus polarisés ont pignon sur rue. Notamment sur les réseaux sociaux où se forme l'opinion publique dans des environnements sociaux virtualisés et atomisés réconfortants, dans la couche la plus surréaliste de notre être au politique, là où sans un minimum de méthode, notre capacité individuelle à trier, organiser, hiérarchiser les informations se désagrège ou tout du moins mute. Et pouf ! C'est gagné pour notre PDG, qui en plus de ne s'être mouillé que jusqu'aux chevilles, a réussi à maintenir le sempiternel dialogue de sourds entre toutes et tous. Facile dans un pays sans structures d'éducation populaire et sans autre rapport du constituant au constitué qu'une urne tous les cinq ans.

 

La CCC peut tout de même nous donner un peu d'optimisme sur une chose : l'intelligence. Voir que 9 mois de travail (pas 8h par jour hein) de la vie d'à peu près n'importe qui suffisent à lui permettre une compréhension un minimum globale et stratégique des problèmes à résoudre, ça fait du bien.


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À propos de l'auteur(e) :

Elie Ben-Ahmed

Faux écologiste admis aux Gilets Jaunes sur liste d'attente, souffre d'hyperphagie informationnelle causant souvent des troubles de paraphrasite aigue. CAP "Technicien de Maintenance de l'Ascenseur Social - Option Scooter en Y" en cours.


Volontaire en sévices civiques

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