De quoi aujourd’hui est-il le nom ? (2)
Cet article est paru dans la version papier du numéro 12 de mai 2021.
Le capitalisme, depuis plus de deux siècles, n’a cessé d’accroître son emprise sur nos vies. Après avoir conquis la sphère économique, il a envahi l’espace politique et, finalement, nos représentations intellectuelles et morales. Évidemment, chacun aura envie de résister à cette affirmation, considérant que lui, (vous ou moi), est indifférent aux chants des sirènes de la consommation effrénée, voire s’y oppose constamment, ou qu’il milite activement pour la disparition d’un tel système. Louis ne cherche pas à mettre en cause la conscience de soi de ses contemporains, mais il a mesuré, sur lui-même, la pénétration des modèles de pensée issus du système capitaliste.
Ainsi en va-t-il du rapport à notre corps et, plus généralement, à notre vie, disons, biologique. Deux exemples. L’image du corps, jeune, sain, dynamique, est, en grande partie, produite par les nécessités d’un marché économique. Vendre du matériel de sport n’a de sens que si l’on a promu des corps souples, athlétiques, musclés, etc. La santé vertueuse, l’appel à prendre soin de son corps, à l’entretenir, ne sont pas seulement les résultats des progrès de la médecine, elles sont aussi les conséquences de pratiques commerciales, autant que d’injonctions moralisatrices. Les corps façonnés par le cinéma hollywoodien puis mondial sont également le corollaire d’une industrie cosmétique démesurée. Second exemple, le rapport à la mort. C’est un truisme de dire qu’aujourd’hui les hommes et les femmes meurent mal parce qu’ils et elles meurent seuls, souvent dans la froideur de l’hôpital. Cependant, la mort fut longtemps un fait collectif, un fait qui n’était pas mis à l’écart de l’existence de tous les jours, qui se déroulaient avec les autres, au milieu d’eux. Le capitalisme, nous l’expérimentons tous les jours, détruit les collectifs, il rêve d’un monde où les individus ne seraient que des agents économiques « purs » passant des transactions « libres » les uns avec les autres. Les seules traces de la mort qui apparaissent dans l’espace public sont, soit les chiffres abstraits de la pandémie, mais cela est lié à la crise hyper actuelle que nous traversons, soit les publicités pour les entreprises de pompes funèbres, qui, notons-le, incitent les vivants à anticiper l’organisation et le paiement de leurs obsèques pour que, définitivement, cela ne concerne plus qu’eux et eux seulement.
Le second point qui fascine Louis, c’est la puissance du capitalisme à gouverner les esprits, à orienter nos âmes (après les corps), en un mot à être vecteur de spiritualité. La spiritualité, c’est la traduction en idéalités et en mots de l’expérience vitale de cet animal pensant et parlant qu’est l’humain. Nous avons souvent tendance à ennoblir la spiritualité vis-à-vis de la corporéité, comme si le monde spirituel était à l’extérieur du monde réel, comme si l’esprit, lieu privilégié de la pensée et du langage, pouvait s’exempter des processus de domination subi par les corps, lesquels ne pensent ni ne parlent. Or, c’est là une seconde illusion, notre esprit ne nous appartient pas plus que notre corps. Ou plutôt, sa nature n’est pas autre que celle du corps, pour qu’il nous appartienne, nous devons le libérer des tutelles qui le conditionnent et l’asservissent sans répit.
Un seul exemple, cette fois. Louis est frappé par l’usage qui est fait des signifiants « profit » et « profiter ». Nous dirons, sans problèmes, que « nous avons bien profité d’une semaine de vacances avec nos enfants et/ou petits-enfants », que « nous avons profité du soleil », que « nous avons profité d’un bon moment entre amis », etc. Souvenons-nous que le profit est d’abord un terme issu du vocabulaire économique et qu’il désigne un retour positif sur investissement. Une entreprise fait du profit lorsque les bénéfices qu’elle engrange sont supérieurs aux coût de ce qu’elle a engagé pour l’achat des matières, le paiement des salaires, les intérêts des emprunts, etc. Dans le monde capitaliste, faire du profit, c’est là la raison d’être d’une entreprise. Dans cette logique, le profit est la preuve de l’efficacité économique d’une entreprise. Après tout, pourquoi pas ? Ce qui est frappant, c’est l’exportation de ce mot dans le langage quotidien, et la positivité qu’il a prise au fil du temps. Il est vrai que, parallèlement, quelqu’un qui ne pense qu’au profit, qui n’agit que par profit est souvent mal vu. La langue conserve ainsi le souvenir d’un sens premier négatif, du moins hors de son acception économique. Mais, peu à peu, le sens s’est transformé, s’est neutralisé, s’est socialisé, on a oublié la conception de l’existence qu’il sous-tendait, l’éthique qu’il présupposait : vivre est avant tout un investissement qu’il faut rentabiliser et accroître, bref, dont il faut profiter. « Profiter de la vie » est devenue l’antienne morale contemporaine. Dès lors, rien ne nous choque plus quand nous employons les expressions citées plus haut, et c’est précisément là le tour de force du capitalisme, habiter nos âmes au plus profond d’elles-mêmes, à tel point que pour manifester notre bonheur, nous utilisons les concepts qu’il a fait naître en son sein, pour expliquer son fonctionnement, pour justifier sa voracité. Sans le savoir, nous parlons désormais sa langue et, derrière les mots, nous pensons à partir de ses idées. Les ouvriers profiteront de leurs congés, les touristes profiteront des beaux paysages et les élèves profiteront de l’enseignement de leurs professeurs. Le profit, ne serait-ce pas le plus juste nom pour qualifier notre aujourd’hui ?
Crédit photo: Yves Regaldi
À propos de l'auteur(e) :
Stéphane Haslé
Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.
Philosophe
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