Mode sombre

  

 

Lorsque je me suis intéressée au métier d’éducateur spécialisé, j’ai mis le pied dans l’immense engrenage du travail social. J’ai alors été décontenancée par mon ignorance autour de ce secteur professionnel, et de celle qui, manifestement, traverse notre société.  Les travailleurs médico-sociaux dénoncent une double invisibilisation d’existence: celle de leurs métiers et de leur diversité: éducateur spécialisé, moniteur-éducateur, accompagnant éducatif et social, aide médico-psychologique.., et celle des personnes auprès desquelles ces professionnels s’impliquent: personnes porteuses de handicap intellectuel et/ou moteur, jeunes protégés par l’Aide sociale à l’enfance, mineurs délinquants multirécidivistes, adultes sans domicile fixe, migrants…Au moins voit-on (très) grossièrement le tableau, mais sans jamais s’y pencher par bon sens et simple curiosité.

 

Rapidement, on imagine que la structuration même du travail social, par la diversité de ses institutions et la complexité de ses articulations, ne rend pas facile une visibilité politique et médiatique conséquente, à la hauteur de toutes les voix qui en viennent et qui voudraient être entendues. Par ailleurs, les processus de décentralisation à partir de 1880 y ont joué pour quelque chose. Michel Chauvière, directeur de recherche au CNRS, explique: “ Avant, le travail social avait connu un petit âge d’or avec une importante convention collective en 1966, un nouveau diplôme d’Etat en 1967 pour les éducateurs, un secrétariat d’Etat à l’action sociale en 1974. Le premier quinquennat de François Mitterrand a été marqué par la création exceptionnelle d’un ministère d’Etat de la Solidarité nationale à qui l’on doit notamment le Conseil supérieur du travail social. Il y a historiquement un esprit de service public, d’intérêt général dans ces professions. La décentralisation a bousculé tout cela.” On peut donc comprendre comment le morcellement des blocs de compétences des services sociaux à l’échelle des différentes collectivités territoriales, - et notamment l'hétérogénéité des statuts juridiques institutionnels et des modes de financement qui s'ensuivent - rend difficile une reconnaissance collective et éclairée de ces métiers.

 

Aussi, j’aimerais apporter un peu de lumière sur, peut-être la notion centrale à ce corps de métiers, l’accompagnement social. On pense comprendre le sens du verbe “accompagner”, mais quand c’est un métier, on en est loin et le sujet est intarissable. Qui dit accompagnement dit écoute: on parle plus précisément de “clinique”, soit, littéralement, le fait de se pencher au chevet de quelqu’un. Je vous partage ici la définition du Mouvement pour l’Accompagnement et l’Insertion Sociale, qui fait valeur de référence: “ L’accompagnant est parfois à côté, parfois légèrement devant ou au contraire en retrait, donnant la main dans certains passages difficiles, ou parfois si discret que l’on pourrait oublier sa présence. Tantôt silencieux, tantôt parlant, donnant quelques fois un conseil sur la direction à suivre et au contraire parfois étant conduit par celui qu’il accompagne dans des directions qu’il ne soupçonnait pas. Ce n’est pas celui qui accompagne qui décide du but à atteindre, ni des modalités mais il a pourtant un objectif qui le guide, lui, dans ses choix: aider à la maturation de l’autre, faire advenir plus d’humain. (...) La posture clinique est basée sur l’écoute et l’intériorité du sujet, pour entendre et laisser advenir le sens. L'accompagnateur doit s'efforcer d'accueillir l’autre dans sa singularité et de l’accompagner dans la manière d’élaborer un projet personnel et professionnel qui fasse sens.”

 

À mesure donc que se sont établis les services du travail social, le regard porté sur les publics en difficultés a évolué. Or, c’est justement l’idée qu’une société se fait de la relation d’aide, et de “l’aidé” tout particulièrement, qui dit de son degré de reconnaissance de la misère sociale. À partir des années 70, les conventions collectives prônent un passage de l’assistance à la solidarité, le tout en vue de l’autonomisation de la personne, et non pas de sa normalisation. Aujourd’hui encore, ce sont ces principes-là qui constituent le socle éthique de nombreux travailleurs sociaux. Et ce sont ces valeurs-là qu’ils rappellent et défendent, quand, sur le terrain, leurs pratiques professionnelles ne s’y retrouvent plus tout à fait. Et depuis quelque temps déjà, les personnes fragilisées et épaulées au quotidien par les travailleurs sociaux subissent des politiques socio-économiques qui sont à l’antipode de la solidarité, et qui organisent donc leur invisibilisation. 

 

Fin 2016, des membres du Comité de Vigilance en Travail Social ont décidé de réaffirmer les fondements de leur profession dans le Manifeste du Travail Social. Il y est dénoncé “une tendance générale de nos sociétés européennes à durcir le ton et à responsabiliser l’individu en éludant les responsabilités sociopolitiques” En adoptant un discours culpabilisant et individualisant, les pouvoirs publics “préconisent des réponses essentiellement en lien avec des carences prétendument diagnostiquées chez la ou les personnes. Les modèles de “l’Etat social actif” demandent aux travailleurs sociaux de définir les problèmes des usagers à partir d’une lecture normative décalée de la réalité singulière des personnes et insuffisamment contextualisé.” Ce manifeste, disponible gratuitement sur internet, constitue une bonne base pour comprendre comment l’orientation des politiques actuelles néolibérales détricote concrètement peu à peu la solidarité collective, et poursuit sa course à la marchandisation et à la rentabilité, là-même où il devrait être le moins question de management, de tableaux excel et d’obligation de résultats.

 

 

Margot Barthélémy











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Margot Barthélémy

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