Mode sombre

Louis a été, comme beaucoup, surpris par l’ampleur de l’abstention aux élections régionales et départementales. Il n’a pas été surpris par l’abstention qui est devenue, depuis quelques décennies, une constante de la comptabilité électorale en France. Mais atteindre quasiment deux tiers des inscrits est tout de même remarquable. On se demande comment y remédier. La question est plutôt : Pourquoi nous demandons-nous comment y remédier, c’est-à-dire, comment en sommes-nous arrivés là ?

Dans les années 1970, une formule proclamait : « Tout est politique ». L’action politique se présentait à la fois comme le socle nécessaire et le point d’orgue de nos existences quotidiennes. Les élections étaient alors l’acmé de cette activité et cristallisaient les mouvements démocratiques de la vie du peuple français. Un autre slogan fameux : « Élections, piège à cons ! » ne parvenait pas à produire un renoncement à l’acte électoral, sinon chez quelques-uns qui, tout en refusant le processus électoral, revendiquaient le tout politique. Il leur apparaissait que l’élection n’était pas, contrairement à l’opinion dominante, le sommet de la politique, mais ils pensaient, eux aussi, et peut-être encore davantage que les électeurs lambda, que « tout est politique », voire que la politique est tout.

Aujourd’hui, pense Louis, la ruine de la participation électorale traduit la disparition de la politique de notre environnement intellectuel et moral. Nous ne nous considérons plus essentiellement comme des sujets politiques, et, semble-t-il, cela ne nous pose aucun problème. Pourquoi ce désintérêt et cette indifférence ? La politique est, originellement, l’art de gouverner la Cité, c’est-à-dire, comme le disaient déjà Platon et Aristote, l’art de faire de l’un avec du multiple, de transformer la pluralité des individus en une communauté unifiée, de faire d’Athènes, de la France, ou de la Chine, une entité qui soit autre et plus que les milliers d’Athéniens, les millions de Français ou le milliard de Chinois, bref, elle est l’art du collectif, le langage du nous, et, inévitablement, elle impose sa force et sa règle aux individualités. Ce qui naît avec la politique, c’est la loi, ce discours qui pose que le tout est plus que la somme des parties. À la loi, le Citoyen est tenu d’obéir. Il y est tenu par lui-même, quand il aperçoit, qu’en obéissant à la loi, il atteint des objets qu’il ne connaîtrait pas (ou que très partiellement) par ses seules dispositions individuelles, ce que nous appelons des valeurs. Louis se souvient d’une phrase de Rousseau : « C’est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté ».

Dans cette lecture, être citoyen c’est se grandir, élargir son moi, passer de ce que je veux à ce que nous voulons. Toute vie dans un collectif exige le sacrifice d’une part, plus ou moins importante, de son individualité. La différence entre un collectif fondé sur la foi religieuse et un collectif fondé sur la loi politique est que le sacrifice du premier renvoie à une volonté extérieure, divine, alors que le sacrifice du second est fondé sur une décision que nous nous imposons à nous-mêmes (et qui, pour cela, peut être estimé plus grand que le premier). 

Selon une telle configuration, les journées d’élection possédaient naguère quelque chose de sacré. C’était des jours où la communauté s’unissait dans le même rituel, rituel laïque certes, mais rituel quand même, qui donnait à chacun le sentiment de participer à une geste commune. Déposer un bulletin dans une urne n’est pas qu’un fait politique, un moment de la vie démocratique, mais est aussi, et d’abord, un acte anthropologique fondateur, qui marque l’entrée dans une certaine manière de faire advenir l’humanité. Nous y voyions une figure majeure de l’émancipation.

Faciliter le vote en passant par internet et en démultipliant les moyens d’exercer ce droit ne suffira pas à rendre à l’élection sa dimension première. Au contraire, en la fragmentant en de multiples canaux et en la technicisant, on risque de la banaliser encore plus et à ne plus la penser qu’en termes d’efficacité et de statistiques. L’électeur se débarrassera de son vote en un clic, comme une commande sur Amazon, et pourra passer à autre chose.

L’abstention massive est une expression de notre épuisement démocratique, voire la manifestation d’un basculement de nos expériences politiques. Louis y voit le symptôme de la disparition du peuple comme inspirateur de l’action publique. Désormais, c’est la société qui est le référent et l’objet des professionnels de la politique. Parler de la société leur permet de neutraliser la dimension affective et historique que porte le signifiant peuple, et de mettre en avant le seul discours de la gestion. En cela, le macronisme est le parfait opérateur de cette mutation. L’esprit du macronisme se résume dans l’occultation et le refoulement des affects collectifs, c’est-à-dire des désirs qui travaillent le peuple de l’intérieur et qui le poussent à agir, au nom de la rationalisation extrême, gage d’efficience et de contrôle. La politique se transforme en management, ou en coaching collectif. La gestion de la pandémie fut, de ce point de vue, un précipité exemplaire de cette évolution.

Crédit photo : Yves Regaldi


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À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.


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