À bout de souffle ?
Notre Président a cru bon de rendre un hommage national à Jean-Paul Belmondo en prononçant son éloge dans la Cour des Invalides. C’est une idée affligeante, conforme à la propagande macronienne qui se déploie tous azimuts maintenant que la campagne pour la présidentielle est lancée. Louis en tire d’abord deux remarques. Premièrement, la Cour des Invalides est, dans la Ve République, le lieu du sacré, depuis le discours impressionnant de Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, en décembre 1964, en présence de De Gaulle. Nul doute que Macron lorgne vers cette référence et cherche à se rapprocher symboliquement de tels géants. Deuxièmement, l’assomption de Belmondo au rang de Grand Homme, est un révélateur de l’incompréhension de ce qu’est un Grand Homme. Louis a cru comprendre que le choix de grandhommiser Belmondo tient au fait qu’en lui, tous les Français se reconnaissaient et pouvaient s’identifier, entre autres, à sa décontraction et à sa gouaille. Or, le Grand Homme est précisément grand en cela qu’il dépasse les autres, qu’il est pour eux un modèle et un exemple vers lequel tendre, mais à jamais inégalable. Hegel disait qu’il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, puisque le valet voit le grand homme dans ses actes d’homme banal qui mange, qui se lave, qui se livre aux occupations de monsieur tout le monde. Mais, ajoutait Hegel, si le valet de chambre ne voit pas, dans celui qu’il sert, le grand homme, ce n’est pas parce que celui-ci n’est pas grand, c’est parce que lui est un valet.
La démagogie éclate ici dans sa vérité : le peuple est pensé comme un gros animal qu’il faut flatter et caresser dans le sens du poil - cette image est déjà chez Platon -, lui donner la nourriture médiatique sucrée dont il raffole et lui offrir le spectacle renouvelé d’un pouvoir compatissant et partageant ses souffrances. Évidemment, nous ne pouvons pas ne pas voir le mépris caché derrière ce genre de cérémonies, la condescendance à l’égard des gens ordinaires. De manière générale, la politique macronienne est une politique d’esquive du peuple, celui-ci est refoulé, mis sous le tapis, rejeté dans les poubelles de l’Histoire.
En cela, le macronisme est l’héritier du saint-simonisme, il s’agit de confier la charge de l’État à des experts, des « sachants », et de leur déléguer la mission incombant, en principe, au peuple souverain. Ce que confirme chaque jour la crise de la Covid, c’est que, pour reprendre la formule de Saint-Simon, l’administration des choses a remplacé le gouvernement des hommes. Cette orientation stratégique n’a certes pas été inventée par les gouvernants actuels, mais elle trouve en Macron un exemplaire représentant. Cette politique implique une vision mono-rationnelle de l’État, comptable et administrative, au nom de l’efficacité. C’est à l’intérieur de ce cadre que des cérémonies comme les obsèques de Belmondo sont entreprises. Elles ne démontrent nullement le lien qui unirait le Président au peuple, ni sa proximité avec les intérêts (supposés) de celui-ci, mais elles sont programmées pour afficher, via les médias, une image de président populaire, parce que le pouvoir en a besoin pour persévérer dans son être.
Louis est convaincu que Macron ne sait pas ce qu’est le peuple, il essaie parfois de se montrer aimant, compatissant, mais cela sent l’artifice, le préparé, le mensonge. Dans les sociétés contemporaines, la politique d’un gouvernement, quel qu’il soit, est la mise en œuvre d’un programme, lui-même établi à partir de théories économiques, de choix idéologiques, voire de philosophies, c’est-à-dire d’abstractions, de schémas intellectuels complexes, bref, de considérations peu tangibles, froides, fruit d’un long héritage historique. Il ne peut en être autrement, mais la politique est aussi, au bout de la chaîne, un lieu d’affects, de sentiments, elle conditionne le monde vécu des gens, de vous et moi, elle n’est pas que discours, et c’est cette dimension vivante, humaine, trop humaine, qui conduisit Saint-Simon à envisager un gouvernement d’experts, de savants, d’ingénieurs, pour écarter les risques des affects, les travers des passions, les débordements des émotions et, tant que faire se peut, les mouvements désordonnés du « gros animal ».
Le peuple, disait Saint-Just, c’est « l’ensemble des affections », il est cette dimension de la société qui résiste à l’ordonnancement obsessionnel de l’Etat, qui ne se laisse pas réduire à des algorithmes, qui rappelle que la loi n’est pas le dernier mot de la vie politique. Or, « dans la démocratie, le peuple n’a plus de forme : il perd toute densité corporelle et devient positivement nombre, c’est-à-dire force composée d’égaux, d’individualités purement équivalentes sous le règne de la loi. (..) La société n’est plus composée que de voix identiques, totalement substituables, réduites dans le moment fondateur du vote à des unités de compte qui s’amassent dans l’urne : elle devient un pur fait arithmétique. (…) Ni le peuple ni la nation n’ont dorénavant de chair sensible ». Ce diagnostic de Pierre Rosanvallon, dans Le Peuple introuvable, débouche sur une alternative : soit on accepte ce mouvement d’éloignement du pouvoir, considéré comme inéluctable pour répondre à la complexité des décisions dans les sociétés modernes, la crise actuelle étant un exemple parfait des conséquences de cette option, le peuple ( = ceux qui n’ont aucun pouvoir de décision sur la vie de la collectivité) ne peut intervenir, surtout dans les situations d’urgence, quand il faut agir vite et s’en tenir aux données « objectives », « scientifiques », pour trancher – et ce modèle pourra alors se perpétuer au-delà de la crise actuelle -, soit le peuple retrouve droit de cité et la démocratie redevient conforme à son idéal premier : exprimer la souveraineté populaire. Cela ne se fera pas simplement en organisant les obsèques de Bebel aux Invalides ou la panthéonisation de Joséphine Baker.
À propos de l'auteur(e) :
Stéphane Haslé
Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.
Philosophe
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