Mode sombre

Louis s’est fait tancer par quelques amis pour s’en être pris, dans un texte précédent, à la célébration organisée dans la Cour des Invalides en l’honneur de Jean-Paul Belmondo, idole nationale, et à la future panthéonisation de Joséphine Baker, sainte laïque. Il ne s’agissait nullement, dans son esprit, de douter de la qualité des personnes considérées, mais de s’interroger sur la signification de leur élévation au rang de symboles universels.

Lecteur de Sartre, Louis avait fait sienne la formule par laquelle se clôt Les Mots, l’autobiographie du philosophe : « Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Ce qui est en jeu, dans ce genre de cérémonie, c’est la conception de « la Patrie », pour reprendre la formule consacrée, nous dirons plus simplement, de la société, qui s’en dégage. En effet, ces grands hommes et ces grandes femmes, que la Patrie reconnaît, sont aussi, et c’est l’autre sens du verbe, ceux et celles dans lesquels elle, (la Patrie), se reconnaît. La France affirme ainsi sa dette à l’égard de tels personnages, elle marque sa déférence à ces héros et héroïnes, elle les institue comme êtres hors du commun, qui méritent, de ce fait, une sépulture hors du commun (des mortels). Admettons qu’ils et elles le soient, hors du commun, là n’est pas la question. La question est de savoir si la France, la Patrie, la Nation, ne peuvent se reconnaître que dans ces grands hommes et ces grandes femmes, ou si nous ne pourrions imaginer un Panthéon accueillant un mineur du Nord, une ouvrière du textile, un cheminot, un paysan, nous pourrions alors, nous devrions, nous demander si la Patrie n’a pas également une dette à l’égard de ses hommes et femmes, sans le travail desquels la France serait restée une idéalité, sans le travail desquels, la France, la Nation, la Patrie, n’existeraient pas.

Louis voit dans la tombe du soldat inconnu, sous l’Arc de Triomphe, une autre forme d’hommage, plus proche de celle qu’il défend. Ici, pas de grand homme ou de grande femme, un soldat, « fait de tous les soldats et qui les vaut tous », aurait pu dire Sartre. Pas de généralissime, pas de Du Guesclin ou de Bayard pour incarner le collectif, pour représenter les troupes combattantes, et d’abord les victimes de la grande boucherie de 14-18. Un soldat anonyme, aussi anonyme que tous les autres, est inhumé là, il symbolise tous ceux sans lesquels aucune victoire n’eût été possible. Certes, dans la vie des armées, la nécessité du collectif se perçoit immédiatement. À la différence de la vie sociale, atomisée et divisée par nature, dans le combat militaire chacun doit accepter d’être comme tous les autres, avec tous les autres, et c’est l’identité collective qui est gage des succès. Dans Guerre et Paix, Tolstoï, en décrivant la bataille de Borodino, montre, avec distance et un brin d’ironie, combien il est ridicule de croire que la victoire ou l’échec, dans une bataille, tiendrait au génie militaire du chef, fût-ce Napoléon. La confusion qui règne sur le champ de bataille est telle : ordres incompris, initiatives imprévues, intempéries inattendues, etc., que la balance penche d’un côté ou de l’autre pour une seule raison : la « force morale », dit l’auteur russe, des uns, supérieure à celle des autres. Cette « force » n’est autre que la puissance propre à un collectif, son unité, sa solidarité, sa volonté. Elle infuse dans le corps de l’armée tout entier, sans qu’on puisse la commander de l’extérieur. Sans elle, c’est la… Bérézina !

Quoi qu’il en soit, le recours aux grands hommes et grandes femmes comme phares de la Nation signale, en creux, l’éviction du champ politique des masses, du peuple, sans parler des travailleurs ou, soyons plus modernes, des salariés. Cela exprime une idéologie à la Thatcher : « There in no such  thing as society », (que l’on peut traduite par : La société, ça n’existe pas) disait-elle en 1987, histoire de briser radicalement toute résistance à son néolibéralisme au nom d’une entité collective dotée de revendications spécifiques. Revendications qui consistent, essentiellement, à faire entendre l’intérêt général avant les intérêts particuliers. On comprend pourquoi Macron se plaît à répéter hommages et commémorations à l’endroit de personnalités « remarquables », au destin « exceptionnel », autant d’individus capables par eux-mêmes, croit-il, de s’arracher à l’indifférencié peuple et de devenir, dans leur registre, des « premiers de cordée ». Cela, encore une fois, ne met pas en cause la valeur morale des dits individus, mais c’est l’usage politique qui en est fait qui intéresse Louis.

Sartre, Louis y revient, avait publié les propos tenus lors d’une conférence fameuse, donnée en 1945 à Paris, sous le titre : L’Existentialisme est un Humanisme, dans laquelle il explicitait, à l’avance, l’idée présentée dans la citation tirée des Mots. Chaque homme est autant humain qu’un autre, nul n’est d’une nature supérieure aux autres, nul n’est un spécimen d’humanité plus valeureux qu’un autre, aucun homme ne saurait se prévaloir d’un titre quelconque qui le sortirait de la condition de tous. (D’où son refus du Prix Nobel de littérature, en 1964). Tels sont les vrais principes de l’humanisme selon lui. La seule valeur de l’humanité est sa capacité collective à dépasser sans cesse la situation historique dans laquelle elle se trouve, ce que les animaux ne savent et ne peuvent pas faire. Les progrès, dès lors, ne sauraient être rapportés à tel ou tel, impuissant individuellement, quelles que soient ses qualités, à faire advenir de l’humain dans le monde sans l’assistance, le concours, et le labeur de ses semblables. 

En cela, le macronisme n’est pas un humanisme, qui entend faire dépendre la réussite de l’humain du génie ou des coups d’éclats d’individus singuliers, modèles au-dessus des autres, humains exemplaires par le seul fait de leur volonté. Alors, ce n’est pas l’humanité qui est valorisée, mais les exceptions, les autres n’étant là que pour applaudir ou remercier de si généreux maîtres. C’est même plutôt le contraire de l’humanisme.

Stéphane Haslé


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À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.


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