Pour être sûr de manger... sans s'empoisonner
Ouest-France vient de publier un article sur Une « Sécu de l’alimentation » pour lutter contre la précarité. J'ai, me direz-vous, toutes les raisons de me réjouir. Que l'un des plus gros quotidiens de France puisse faire avancer le schmilblick, c'est indéniable. Mais ne nous emballons pas : « la révolution ne sera pas télévisée », slammait Gil Scott-Heron. Cela dit, l'article se fait l'écho d'une série de propositions du Conseil national de l’alimentation (CNA), une instance consultative indépendante qui a publié un rapport d'une centaine de pages sur la lutte contre la précarité alimentaire. Le CNA y fait quatorze recommandations-clés dont une nous intéresse tout particulièrement vu qu'elle émane notamment de Réseau Salariat : « : Expérimenter la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation (SSA) au sein du régime général de sécurité sociale, visant à permettre un accès universel à un socle alimentaire, financé par une cotisation sociale en lien avec la production réelle de valeur ajoutée, dans le cadre d’un conventionnement entre des producteurs et des caisses gérées démocratiquement. Développer au sein de ce dispositif le volet accompagnement social des personnes en situation d’insécurité alimentaire et la promotion de la santé en lien avec l’alimentation, en se basant sur les principes de respect, de non-jugement et de participation des publics. » L'article souligne donc les points positifs de cette proposition : un accès de tous à une alimentation plus saine, des producteurs conventionnés, des circuits courts, des caisses gérées par le peuple, une contribution par une cotisation à taux unique sur la valeur ajoutée, c'est à dire indexée sur le PIB. Une formidable campagne d'information devra se conjuguer avec cette initiative qui n'est pas compatible avec l'industrie agro-alimentaire actuelle. Face à cette double proposition, la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), la Coopération agricole, la Confédération Générale de l'Alimentation en Détail (CGAD) et même la Fédération française des banques alimentaires traînent pourtant des pieds pour des raisons idéologiques pour les trois premiers (je m'étonne d'ailleurs que la FNSEA ne soit pas du lot) et humanitaires pour la dernière. Le CNA dresse plus loin dans son rapport un tableau très complet des forces et des faiblesses, des opportunités et des menaces pour la SSA. L'obstacle majeure semble bien être les directives européennes. Pas étonnant, la SSA a un fond communiste évident qui ne peut que déplaire au laisser-faire libéral et à l'agro-bizness qui lobbyise les couloirs du Parlement européen. Comme l'avait été la création de la Sécu en 1946, la SSA serait un acte fort de souveraineté populaire et un défi aux multinationales de la bouffe conditionnée. Cela dit, la sécu n'a pas réduit la montée en puissance de Big Pharma, elle l'a même d'un certain côté dopée en prenant le relais des assurances privées : entre 1931 et 1948, les Français vont tripler leurs dépenses en médicaments, mais l'industrie pharmaco-chimique française a toujours été en retard notamment sur l'Allemagne. La création d'une industrie d’État du médicament en parallèle du système de santé public aurait été une belle idée mais les pouvoirs publics se sont contentés de raidir la législation et d'augmenter le contrôle sur la commercialisation des médicaments dès 1941 sans pour autant étendre son influence jusqu'à la production par des entreprises nationales publiques.
La SSA ne propose d'ailleurs pas l'instauration de kolkhozes alimentaires mais un principe d'agrément entre producteurs locaux et caisses indépendantes, l'idée étant tout de même d'orienter les consommateurs vers de bons produits locaux, à raison de 150 euros par personne et par mois. Tout cela, l'article le rend en peu de mots mais la fin de l'article est plus insidieuse. Ouest-France est tout de même un fief de la bourgeoisie catho du grand Ouest.
« Il (le collectif) estime son coût global à 120 milliards d’euros » et plus loin « le Conseil pointe cependant des freins à sa mise en place. En premier lieu, le coût que représenterait cette mesure pour « les finances publiques, les entreprises et les salariés », en pleine inflation ».
120 milliards d'euros, c'est en gros la totalité de la population française multipliée par 150 euros, fois 12 mois. La somme peut paraître énorme présentée ainsi. Mais si on les compare aux 2 500,9 milliards du PIB français en 2021, cela se présente très différemment. Maintenant prenez 150 euros et divisez-les par 30 : vous obtenez 5 euros, soit la somme par jour pour chaque français. On est loin des frais de bouche de Laurent Wauquiez.
De toutes façons, le CNA ne préconise qu'une expérimentation sur un échantillon de population et on sera bien loin des sommes qui vont effaroucher le lecteur lambda. En outre, le coût pour les finances publiques serait faible puisque le financement de la SSA repose sur une cotisation en fonction de la valeur ajoutée, ce qui ne va pas non plus directement avoir d'impact sur les salaires. On peut en revanche discuter du bien-fondé d'un taux unique qui ferait plus porter la contribution sur les petites sociétés que sur les grosses entreprises. Quant à l'évocation de l'inflation, elle est déplacée car les plus précaires sont ceux qui en souffrent le plus.
L'auteure de l'article omet de mentionner que l'un des obstacles majeurs à la mise en place de la SSA, c'est bien évidemment l'UE car elle ne peut fonctionner que dans un cadre protectionniste et dirigiste : la SSA n'est pas un chèque alimentation pour aller faire ses emplettes en grande surface. Comme sixième branche de la sécu, elle vise à améliorer à long terme l'état de santé des plus démunis et donc à diminuer la consommation dans les supermarchés, à moins que ceux-ci ne jouent fallacieusement la carte vitale comme l'industrie pharmaceutique a su le faire en vendant hors de prix des traitements seulement accessibles grâce à la solidarité nationale. Mais la SSA ne doit pas être victime de ce qui grève le budget de la branche maladie de la sécu : les honoraires trop élevés des praticiens, les cliniques concurrentes de l'hôpital public, les tarifs des médicaments, la gabegie pharmaceutique, l'overdose de tests et des vaccins en tous genres. Ce ne sont pas tant les malades qui abusent que les technophiles qui les soignent. LA SSA entend traiter le problème à la source et c'est en cela qu'elle est révolutionnaire. Et de tout cela, aucune trace dans l'article, trop court pour risquer de se mettre à dos des notables et des annonceurs.
Dernier point : la conclusion. « La Confédération paysanne s’est félicitée de cet avis « ambitieux » en faveur d’une expérimentation, au terme de deux ans de concertation. Ce projet est notamment soutenu par La France insoumise et Europe Écologie-Les Verts. » Trois mentions qui n'ont l'air de rien mais qui sont sûres de braquer une immense partie du lectorat de Ouest-France, rural et conservateur.
Ite missa est et in cauda venenum.
La messe est dite et le venin est dans la queue. Un tel sujet mérite beaucoup plus qu'un article trop bref dans les infos générales. Le lecteur sous-informé n'en retiendra que l'idée d'un plan coûteux visant à assister les plus précaires et non une idée révolutionnaire comme le fut la sécu en 1946. D'ailleurs le CNA est des plus prudents : « Loin de vouloir « vanter le fonctionnement actuel de la Sécu » , le collectif s’est inspiré du fonctionnement du régime général de Sécurité sociale mis en place entre 1946 et 1967. » Comme si la sécurité sociale était devenue un gros mot et un grand trou.
Si le sujet vous intéresse vraiment, le dossier du CNA est en téléchargement gratuit et l'annexe 7, à partir de la page 91, dresse un tableau complet des forces et des faiblesses de la SSA, ainsi que des opportunités et des menaces qu'elle pourrait faire peser. Cela pourra être complété par la lecture du dossier alimentation sur le site Réseau Salariat.
La SSA constitue un levier révolutionnaire intéressant. Enfonçons le coin.
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
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