Mode sombre

Premier avertissement : Pour mal commencer l’année, notre nouveau rédacteur en chef officiel m’a confié l’écriture de cet éditorial. Et j’ai bêtement accepté cette mission (en sous-estimant sans doute la difficulté). Par contre je décline toute responsabilité quant aux éventuelles conséquences négatives sur le moral de notre lectorat et sur sa motivation à continuer à lire notre journal. Donc, pour les réclamations, plaintes et autres lamentations, voyez avec lui.

Deuxième avertissement : En tant que misanthrope, je vous demanderai de ne pas vous attendre à la moindre amabilité et encore moins de complaisance de ma part. Tout le monde en prendra plus ou moins pour son grade. Et si vous ne vous sentez pas visés dans cet article, vous m’en voyez navré par avance : ne prenez pas ça comme un manque de fiel, mais tout simplement comme un manque de place.

Troisième avertissement : Je ne vais évidemment pas vous souhaiter une bonne année 2023. Parce que tout indique qu’elle sera pire que les précédentes. Comme d’habitude depuis pas mal de temps déjà d’ailleurs. Et parce que je n’ai plus du tout envie de faire semblant. Plus envie de jouer le jeu. Car, voyez-vous, j’ai tendance à penser que nous jouons tous à un certain nombre de petits jeux et que ça ne nous aide pas vraiment à changer ce monde de plus en plus invivable.

Bon, je pense que vous voilà suffisamment avertis, et comme un lecteur averti en vaut deux, j’espère que vous achèterez un deuxième exemplaire du journal pour l’offrir à quelqu’un que vous n’aimez pas, ou au moins que vous contribuerez à écrire ici ce qui ne se lit pas dans l’autre presse. (C’est bon pour vous, la rédac’ ? Mon message subliminal est suffisamment subtil ? Je fais mieux qu’Edwy avec son fameux « Abonnez-vous ! », non ?)

À quoi joue-t-on ? – disais-je…

Par exemple, vous les partis de gauche, à quoi jouez-vous ?

Aux Monty Python dans la Vie de Bryan ? Quand vous passez tant de temps et d’énergie à vous entre-étriper, à scissionner jusqu’à atomisation complète, à ergoter sur les points (médians) et les virgules. Quand vous en aurez marre, vous vous interrogerez peut-être sérieusement sur la nature et l’importance réelle de vos divergences.

Aux petits chevaux ? En faisant vos pronostics et vos alliances en fonction de vos dernières gamelles et des succès escomptés dans la prochaine course électorale (où le terrain vous serait a priori plus favorable, d’après les tuyaux des bookmakers).

À l'avant-garde éclairée ? En n’ayant jamais peur (ou conscience) d’aller à l’encontre des opinions du grand nombre, voire de la réalité des faits. Vous ferez gaffe quand même : quand on veut diriger et qu’on est tout seul devant avec personne derrière, on n’est pas à l’avant-garde, on est juste à l’ouest.

Et vous les syndicalistes, à quoi jouez-vous ?

Aux stratèges ? Mais vous n’avez pas l’air de percuter que les petites journées de mobilisations sectorielles isolées ne servent à rien d’autre qu’à faire perdre leur temps et leur argent aux grévistes et à les démoraliser.

Aux gardiens de la tradition ? En brandissant à tout bout de champ votre sacro-sainte Charte d’Amiens pour bien vous distinguer des autres forces politiques de gauche plutôt que de faire ouvertement front commun.

Au Monopoly ? En vous attribuant jalousement la carte de la Rue de la Contestation-des-travailleurs-qui-contestent-la-politique-du-gouvernement-mais-sans-faire-de-politique-parce-que-chacun-son-métier-et-les-vaches-seront-bien-gardées.

Et vous les petits patrons, à quoi jouez-vous ?

Aux capitaines d’industrie ? En vous prenant pour des Bernard Arnault, sans réaliser que pour eux vous n’êtes que des petites crottes imbéciles qui servent de caution morale à leurs privilèges décadents.

Aux héros créateur d’emplois ? Alors que vous ne faites qu’exploiter de la main d’œuvre à prix de plus en plus cassé à force de destruction forcenée de tous les conquis sociaux d’après-guerre, pour faire tourner vos petites affaires.

Aux gestionnaires de l’année ? Quand vous blâmez les dépenses publiques en oubliant tout ce que vous coûtez au contribuable, avec vos exonérations de cotisations sociales payées par la CSG du salarié et la TVA du consommateur.

Aux intrépides preneurs de risques ? En omettant de signaler toutes les subventions, défiscalisations et autres aides à l’investissement qui ruissellent des caisses communes jusque dans vos poches sans contreparties.

Aux libéraux ? Toujours prompts à dénoncer l’État-providence qui aide ces fainéants de pauvres, ces assistés, mais tout aussi prompts à aller chouiner dans les jupes de la mama étatique dès que votre libéralisme, libéralisme chéri, se retourne contre vous, en faisant exploser vos factures d’énergie, par exemple.

Vu vos niveaux d’endettement et les montants astronomiques des aides au secteur privé, vous êtes bien sûrs de vouloir qu’on arrête de balancer l’argent public par les fenêtres ? Refaites bien vos calculs avant de répondre. Et n’oubliez pas qu’on a tous tendance à se croire plus méritant que les autres, et qu’on est tous l’assisté de quelqu’un.

Et vous les européistes, à quoi jouez-vous ?

Aux internationalistes ? Êtes-vous sûrs d’avoir bien compris la différence entre internationalisme ouvrier et globalisation capitaliste ? Êtes-vous conscients que, bien loin de favoriser l’amitié, la solidarité et la concorde entre les peuples, l’Europe ne fait que les diviser et les opposer en saccageant leurs conquis sociaux au nom de la concurrence libre et non faussée ?

À l’Auberge espagnole de Klapisch ? En confondant l’Europe avec Erasmus, et en croyant que le modèle universel à suivre, c’est celui de petits bourgeois jeunes, beaux, cools et sympas qui bavardent, boivent, bouffent et baisent avec allégresse par-delà les frontières, par opposition aux pisse-froid nationalistes repliés sur eux-mêmes ?

Au McDo de la politique ? Pas foutus d’avoir la moindre vision d’avenir hors-capitalisme depuis le tournant de la rigueur miterrando-reagano-tatchérien du début des années 80, vous vous rabattez sur un pseudo-projet politique façon junkfood à deux balles prêt-à-appliquer. Projet qui semble d’autant plus ambitieux qu’il est vague et totalement creux, qu’il est en fait un fin en soi. Pourquoi l’Europe ? Parce que.

Aux Shadoks ? Avec votre logique absurde mais imparable : plus ça rate, et plus il y a de chances que ça marche. Alors : de l’Europe, encore de l’Europe, toujours de l’Europe !

Vous ne cachez généralement pas votre mépris pour tous ces ploucs arriérés d’eurosceptiques, mais oseriez-vous vous confrontez sérieusement et honnêtement à leurs arguments ? Sans nous ressortir votre éternel, irréfutable et ultime argument (voire l’unique) « l’Europe, c’est la paix », hein ? Chiche !

Et vous les abstentionnistes et autres contempteurs de la vie politique, à quoi jouez-vous ?

Aux rebelles et aux réfractaires ? Vous pensez sérieusement que le fait de vous tenir à l’écart des urnes dérange en quoi que ce soit ceux qui sont au pouvoir ? Si vous croyez vraiment à votre slogan du « Tous pourris ! », ne serait-il pas plus logique de vous activer pour chasser les fâcheux du pouvoir plutôt que de leur laisser les mains libres pour continuer à tout saloper ?

Aux arbitres des vertus et des élégances ? Vomissant par principe sur ceux qui s’engagent comme ils peuvent pour essayer de changer les choses, mais toujours suspects de narcissisme, d’égocentrisme ou de corruption, jamais assez bien ni assez purs pour que vous daigniez bouger votre cul de votre sofa pour contribuer à la lutte.

Aux Florent Pagny ? Fiers de clamer qu’on n’aura pas votre liberté de penser. Mais que pensez-vous au juste ? D’original, d’intéressant, de pertinent pour changer les choses, je veux dire. Plutôt que de jouer aux victimes-de la-majorité-silencieuse-opprimée-par-la-bienpensance-et-qui-se-tait-mais-qui-n’en-pense-pas-moins, plutôt que de rugir au bistrot ou face à votre beauf au réveillon, pourquoi ne pas exprimer ouvertement vos idées et contribuer au débat public… Dans Libres Commères, par exemple… (Et vlan ! Deuxième couche de message subliminal ! Z’avez vu la rédac’ ?)

Aux vieux du Muppet Show ? Spectateurs aigris surplombant la scène et balançant leurs commentaires cyniques et faussement désabusés. Vous trouvez le spectacle navrant ? Alors pourquoi ne pas monter sur la scène pour changer la pièce ?

Tiens, d’ailleurs, ça tombe bien pour les dolois, une association politique vient de se monter dans le coin. Aux dernières nouvelles, ça s’appellerait l’UES, l’Union écologique et sociale (mais l’expérience montre qu’on n’est jamais à l’abri d’un changement de nom). Et comme son nom ne l’indique plus, elle a vocation à porter les valeurs d’une gauche populaire dans nos contrées du Jura septentrional.

Bon, on ne sait pas trop ce que ça va donner, mais le fait que des gens qui s’engueulent plus ou moins ouvertement depuis des années finissent par essayer de faire un truc ensemble, c’est suffisamment rare pour susciter la curiosité. Allez toujours y faire un tour. Vous n’y verrez que des visages amicaux, des gens gentils bien comme il faut… Y a d’la place pour se garer, tout le monde vous dit bonne journée… Et puis ils finissent généralement leurs réunions avec de la bouffe et de la picole. Au pire, ça vous fera une sortie.

Voilà que je me mets à faire de la pub et à dire des trucs positifs… Tout fout le camp…

De toute façon, il est temps de conclure – j’entends d’ici le rédac’chef : « On ne peut pas faire un édito de huit pages… Il faut laisser de la place pour les autres articles… Et gnagnagni et gnagnagna… » Pfff… Y aura qu’à faire un numéro spécial mots croisés en novembre et un spécial Hôtroscope en décembre. Bah… Avec un peu de chance, c’est la dernière fois qu’il me confie cette tâche ! Bref…

Résumons. On est dans la merde. On gaspille notre temps et notre énergie en prenant au sérieux nos jeux à la con. On ne va pas s’en sortir en continuant comme ça.

Prendre conscience de notre nullité collective actuelle et de nos insuffisances individuelles devrait nous inciter à prendre du recul, à faire preuve d’humilité, et à trouver les moyens de nous fédérer sur les enjeux essentiels par-delà nos différences.

Pour pouvoir espérer passer à nouveau de bonnes années ici-bas, nous devrons faire preuve de courage et d’intelligence. Pour reconnaître que certaines de nos idées ne tiennent pas la route et les abandonner. Pour nous confronter à celles qui nous rebutent a priori, les examiner avec sérieux et honnêteté, et en tirer ce qui est pertinent. Pour laisser de côté certains de nos marqueurs identitaires, secondaires au vu des enjeux actuels. Pour nous unir avec des gens que nous n’aimons pas forcément, qui ne pensent pas exactement comme nous, et qui n’ont pas toujours les mêmes intérêts que nous, en nous concentrant sur ce que nous avons en commun. (Ce qui ne signifie pas qu’il faille s’allier avec n’importe qui pour autant : la ligne de crête est plus ou moins étroite.)

En attendant de lire ici-même vos idées et points de vue qu’on ne lit pas dans l’autre presse (troisième couche de subliminal : là je suis au taquet !), pour cette nouvelle année qui commence, comme d’habitude désormais : je vous souhaite… bon courage et bonne chance.

Uhm


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