Mode sombre

Louis a, comme tant d’autres, battu le pavé jeudi 20 février, pour marquer son opposition à la poursuite de la politique macronienne de destruction des acquis et droits sociaux conquis par le monde du travail depuis un siècle et demi. La volonté de « réformer » la Retraite provoque une réaction plus virulente que celles qu’avaient entraînées les dernières offensives néolibérales à l’endroit des chômeurs ou contre les légitimes demandes d’augmentation des salaires.

Au-delà de la satisfaction éprouvée à partager sa rébellion avec tous ces ”en colère“, Louis s’inquiète de la façon dont on a rendu compte de ces manifestations et, peut-être est-ce encore plus révélateur, de la façon dont ceux-là mêmes qui manifestaient se représentent leur action.

Les médias, pourrait-il aujourd’hui en être autrement ?, accentuent l’aspect spectaculaire de l’événement, au détriment de la question de fond, (rappelons-là puisqu’elle n’est jamais posée : comment le capital écrase-t-il le travail en 2023 ?). Ils donnent des séries de chiffres, à l’envi, montrent les lents cortèges emplissant les rues, espèrent des échauffourées, bref ils fabriquent du “disruptif”, du scoop, de l’adrénaline, convaincus que c’est ce que le public attend. Pour les médias (99% d’entre eux), tout est spectacle et n’est que spectacle. Le sens historique des faits, la fonction pédagogique des images ou le travail critique des commentaires ont disparu depuis quelques décennies de leurs objectifs et probablement de leurs capacités. 

En tout cas, ces luttes, ces revendications massives, sont identifiées comme des moments exceptionnels, des situations fortes, mais elles apparaissent, dans les médias, et aussi, souvent, dans nos consciences, extérieures à la vie ordinaire des gens, un peu comme quand on va voir un film ou un opéra qui nous transportent et qu’on rentre chez soi ensuite, revenus dans la vie normale, habituelle, là où personne ne sauve le soldat Ryan ni ne chante son amour pour Carmen. De grandes émotions, mais hors de l’espace-temps habituel.

Or, ces conflits, ces confrontations, sont pourtant le cœur même du réel, ils sont la matière première des sociétés contemporaines, ce sur quoi elles reposent : ils expriment l’irréconciliable guerre entre les intérêts du capital et ceux du travail dans l’univers du capitalisme, puisque telle est bien là, encore et toujours, la matrice de notre existence sociale et individuelle. Louis a le sentiment que, jusqu’aux années 1970, la perception des choses était différente. Cet antagonisme n’était pas masqué, nous savions ce qu’il en était, que telle était la vérité des Cités humaines en mode capitaliste, qu’il y avait ceux qui tiraient les ficelles, sans scrupules, et ceux qui résistaient à l’exploitation, sans faiblesse, que cette opposition était pérenne, quotidienne, structurante. Nous savions, soit par notre expérience, soit par celle de nos parents, que nos vies seraient comme leurs vies avaient été, consumées à petit feu, jours et nuits, réduites à des marchandises, monnaies d’échange dans les mains des puissants, et que les quelques avantages qu’ils avaient arrachés et dont nous profiterions, avaient été obtenus par des luttes souvent sanglantes, par des grèves lourdes et douloureuses, face à des répressions sauvages. La Retraite faisait partie de ces conquêtes, de ces victoires sur l’étouffement et elle représentait la possibilité d’un temps échappé des griffes du monstre. Même chichement rétribué, ce temps symbolisait bien plus qu’un repos bien mérité, il était l’expression d’une force, d’une puissance, latente mais réelle, du peuple du travail. Les fameux acquis sociaux, mitraillés sans cesse par les tenants du libéralisme, ne sont pas que des “avantages” (bien pauvres) matériels, ils traduisent de facto la possibilité d’un autre monde, la transformation des manières de penser – ne plus acter la domination sans partages du capital -, ils montrent la capacité des dominés de renverser le fatalisme de la défaite et de la résignation, ils sont, tout simplement, la preuve que le peuple existe comme force de création sociale.

On comprend alors que le combat contre la réforme des retraites symbolise aussi un combat pour ne pas être dépossédé de ce qui fut inscrit dans l’histoire par les mouvements populaires, pour que ne disparaissent pas les traces (les dernières ?) d’une autre lecture du destin des hommes et des femmes que celle des Macron et Cie.

C’est pourquoi nous ne devons pas entrer dans le schéma d’interprétation ressassé au long des analyses médiatiques. Nous ne devons pas commencer par nous poser les questions : et demain, à la prochaine manifestation, y aura-t-il autant de participants ? Combien de temps tiendrons-nous ? Se poser ce type de questions, c’est parler et commenter le réel dans la langue du système : le monde est une machine efficace - grâce aux lois du marché - et ordonné - grâce à la police d’un État au service du marché -, le capitalisme est installé pour longtemps, - pour toujours, rêvent ses parangons -, il n’a plus d’ennemis depuis la fin du communisme, - selon les idéologues officiels du pouvoir -. Bien sûr, surviennent, de temps à autres, des crises, comme aujourd’hui, mais globalement, tout est cadenassé, tout fonctionne, tout est sous contrôle et pourra continuer comme avant, une fois la mauvaise passe absorbée par les institutions. La logique qu’il convient de retrouver et défendre, c’est celle qui pose que c’est ce système qui est à supprimer, qui doit disparaître, il n’est pas ce qui est menacé par les révoltes, il est la menace permanente sur nos vies et nos libertés, ce ne sont pas les grévistes et les manifestants qui troublent l’ordre public, c’est cet ordre-là qui détruit nos espoirs et nos attentes de justice et d’égalité. Chaque jour, le pire est possible pour les ”petites gens“, ainsi sont nommés celles et ceux qui ne correspondent pas aux normes de la réussite libérale, chaque jour un gouvernement, factotum du marché, peut décider (et décide) de mesures qui aggraveront la vie de millions de personnes pour que se perpétue l’exploitation de la majorité par la minorité, chaque jour la lutte des classes se rejoue sur la scène de l’histoire et elle prend, en ce début 2023, le visage des manifestations contre la réforme Macron.


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À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.


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