La période des fêtes
La période que l’on dit « des fêtes » a toujours paru suspecte à Louis. D’abord, parce que la fête est originellement un événement plutôt transgressif, quand les codes en usage sont mis de côté ou carrément renversés, alors que, dans cette période, au contraire, nous revivons chaque année les mêmes rites, les mêmes situations, sous les mêmes modalités. Ensuite, la période des fêtes n’est précisément pas une période, au sens où une période est une séquence temporelle que l’on peut définir par des événements spécifiques, caractéristiques et inédits, on parlera, à juste titre, de « période révolutionnaire » ou de « période de régression », etc. Enfin, la fête n’est, évidemment, ni le lot de tout le monde, ni d’actualité partout dans le monde, cette année en particulier. Au fond, la formule « période des fêtes » désigne un temps hors du temps et cherche à donner l’illusion que l’on pourrait vivre sans tenir compte du réel, sans tenir compte de ce que Hegel nommait « le négatif ».
Deux lignes pour présenter ce concept. Le négatif, ou la négativité, est le processus qui travaille l’ensemble du réel. La graine ne devient arbre qu’en se niant comme graine, l’enfant ne devient homme qu’en niant l’enfance en lui, le courage n’advient que si la peur initiale est niée. Nier est, en cela, le moteur du devenir et aucune chose, aucun être, n’échappe à ce mouvement. L’Histoire humaine est le lieu de prédilection où Hegel montre l’action du négatif et son dynamisme. Toute période historique (Antiquité, Moyen-Âge, Renaissance, etc.) n’est possible que par la négation de la période antérieure. Sans cette puissance du négatif, rien ne changerait jamais. Dans l’Histoire, cela se manifeste souvent à travers des moments de violence et de chaos (chaos apparent puisqu’il est, en fait, la transition vers un monde renouvelé). Le philosophe est celui qui comprend la puissance du négatif et ne s’en tient pas à une condamnation morale sans effet des drames de son temps.
Louis voit la période des fêtes comme une fiction qui ne présente que le positif, ou la positivité, des choses. Les choses sont ce qu’elles sont et rien de plus. Noël est une fête familiale, point final, le réveillon de la Saint Sylvestre est le moment où l’on change d’année, rien d’autre. Chaque année, la période des fêtes revient telle qu’en elle-même, inchangée, pleine de son être, éternelle. Donnons d’autres exemples : la femme est l’épouse et la mère, telle est sa positivité, le peuple est gentiment au travail pour assurer sa subsistance, la France est le pays des droits de l’homme, le capitalisme est le seul système capable de nourrir l’humanité, autant de définitions positives, intangibles puisqu’elles disent ce qui est, tel que c’est. Évidemment, on ne peut pas ne pas constater que, de temps à autre, ça change, les femmes sont devenues autres, le peuple peut se lever, La France peut être un lieu d’inhumanité, etc. Mais l’idée, pour ceux qui ne voient que le positif, est que ces changements viennent de causes externes, de faits étrangers à la chose en question et que ce sont ces causes qui l’ont amenée à bouger. Or, selon Hegel, c’est là l’erreur des penseurs du positif, car en vérité c’est depuis la chose elle-même que le changement est produit. C’est parce que la femme est mère et épouse et n’est que mère et épouse qu’elle veut dépasser les limites de cet état, c’est parce que le peuple se tue au travail et ne fait que se tuer au travail pour survivre qu’il veut se révolter, etc., la négativité ne vient pas du dehors, mais du dedans, elle est l’être même de la chose, sa vitalité.
Macron est un penseur du positif. Il affirme que les choses sont comme elles sont (ou comme il dit qu’elles sont) et il ne peut admettre qu’elles soient muables et instables, rebelles à sa pensée. Au cours de sa dernière apparition télévisée, le 20 décembre, dans l’émission C à vous, il a défendu la loi sur l’immigration adoptée par l’Assemblée nationale grâce aux votes favorables de la droite et de l’extrême droite. À plusieurs reprises, il a présenté cette loi qui vise, rappelons-le, à restreindre les droits des immigrés, comme « le bouclier qui nous manquait ». La métaphore du bouclier est parlante, il s’agit de se protéger, de résister, de se défendre, face à la poussée de l’immigration, arabe avant tout. La France, ainsi délimitée derrière son bouclier, peut alors rester elle-même, en sa permanence. Mais qu’est la France sinon le résultat de migrations, la conséquence des contacts qu’elle a eus avec d’autres populations que les populations locales ? Ce que nous figeons dans le mot « France » n’est pas l’expression d’une identité donnée et définitive, c’est le résultat temporaire et provisoire d’une histoire jamais achevée. Un bon politique est celui qui est capable de voir à l’œuvre le négatif dans le présent et de s’inspirer de ce dont il est porteur, ce qui n’est pas le cas de Macron. Celui-ci annonce une intervention en janvier pour relancer sa politique. Louis prend le pari que rien n’en sortira, puisque ce Président est incapable de saisir autre chose que ce qui est devant lui, c’est-à-dire le capitalisme néolibéral, qu’il est incapable de voir que ce qui est devant lui est déjà en train de devenir autre chose : soit un monde s’autodétruisant, à quoi ses choix politiques devraient s’opposer, soit l’invention d’autres rapports sociaux, réellement émancipateurs, que sa politique devrait encourager et accompagner. Il est devant le réel comme il est devant Depardieu dont il ne retient que le grand acteur, sans comprendre que l’insulteur des femmes est désormais un phénomène du passé.
Pour Louis, Jacques Delors est un autre exemple de ce type de pensée. Il a cru en « L’Europe », cette chose abstraitement construite par des théoriciens libéraux, il l’a sacralisée comme une réalité existant par elle-même, à laquelle on pouvait donner vie par des « principes », des « fins », des « projets », sans jamais entendre le réel. Conséquences : l’Europe qu’il a rêvée est une machine bureaucratique qui met du jeu dans les rouages de l’économie capitaliste, mais qui n’existe aucunement par elle-même, sa positivité n’est que de papier, faute d’un peuple (autre nom du réel) pour la pousser à se mettre en question.
Hegel n’est pas, pour autant, l’apologue du négatif en sa seule phase de négation, de destruction, d’anéantissement. Le négatif, en effet, se nie lui-même pour poser quelque chose de positif, de stable, de cohérent, ce que nous nommons la réalité, mais une réalité qui n’ignore pas le négatif dont elle est issue et qui se sait passagère et dépassable. Ainsi la France devrait louer l’immigration grâce à laquelle elle a pu prospérer après la guerre, ainsi que l’ensemble des catégories sociales qui, par leur travail, ont porté ce pays là où il en est aujourd’hui, plutôt que de reléguer ces forces dans les recoins silencieux de son histoire officielle.
À propos de l'auteur(e) :
Stéphane Haslé
Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.
Philosophe
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