Mode sombre

Après Delors, Badinter. La gauche réformiste enterre ses derniers héros. La quasi-totalité de la classe politico-médiatique a loué la vie et l’action de l’ancien ministre de la Justice, comme elle avait loué celles de l’ancien ministre de l’Économie. Louis n’a rien à redire quant à la valeur de ces deux personnages qui ont, chacun à sa manière, avec courage et dignité, marqué les années Mitterrand et contribué à humaniser nos vies dans une société devenant insupportable. Ce qui a frappé Louis, c’est l’unanimité des hommages et l’idolâtrie dont ils ont été l’objet (Badinter encore davantage que Delors).

Avec son mauvais esprit, il voit d’abord, dans ce déferlement de superlatifs élogieux, une manière de dire aux représentants actuels de la gauche : « Regardez-vous ! Où en êtes-vous, par rapport à de tels hommes, eux, si grands, vous, si petits ? ». Leur disparition, telle qu’elle fut relayée dans les médias, souligna la thèse, désormais commune, que la gauche est aujourd’hui impuissante, hors de l’histoire, dépassée. En tout cas, personne ne parviendrait plus à « incarner », mot à la mode, ses valeurs ou ses combats. C’est en partie vrai, à condition de considérer les frontières de la politique uniquement à partir de ces représentants-là, ceux qui sont médiatiquement adoubés. Or, la gauche est, originellement, l’expression politique de catégories sociales, celles issues des classes dominées, elle est la traduction, dans les partis et syndicats, des luttes de ceux qui sont exploités, de ceux dont les vies sont livrées à la violence économique et dont le travail est mis au service du capital et de ses profits sans limites.

Louis en arrive alors au second niveau de son analyse : en quoi Delors et Badinter ont-ils contribué à défendre et illustrer cette gauche-là, la gauche du refus du capitalisme, la gauche de « ceux qui ne sont rien » ? La réponse est simple : en rien. Ils furent, tous deux, des réformistes, c’est-à-dire des penseurs pour qui le capitalisme est un système aménageable, améliorable, reconnaissons, certes, qu’il a bien quelques défauts mais la bonne volonté et une durée infinie de temps finiront par les gommer. Delors s’y est efforcé en travaillant à fluidifier les échanges dans le grand marché unique européen, tout en maintenant une vague ambition de justice sociale, Badinter en abolissant les lois incompatibles avec les principes de l’humanisme ; aucun des deux n’a jamais défendu l’hypothèse d’une rupture avec le capitalisme. Rappelons (cela paraît loin) que c’est pourtant sur cette idée - « Celui qui n’accepte pas la rupture avec la société capitaliste, celui-là ne peut être au PS », avait dit Mitterrand - que, en 1971, au congrès d’Epinay, celui-ci mit la main sur le Parti socialiste !

Aujourd’hui, nous constatons que leur modèle réformiste a échoué. Le capitalisme est plus que jamais dominant, les injustices explosent et l’écart riches-pauvres s’accroît constamment. Au fond, pense Louis, Delors et Badinter sont des références, ou des alibis, pour ceux qui prétendent encore que la démocratie parlementaire est le meilleur des régimes politiques. L’argument subliminal est clair : « Voyez, nos États, parce qu’ils sont des États démocratiques, des États de droit, sont capables de générer des hommes de cet acabit, des réformateurs soucieux du bien commun et des valeurs morales les plus hautes, ces États sont donc admirables, ce sont des lieux où nous pouvons nous élever, nous réaliser dans la paix et l’harmonie, vénérons les images de leur succès que sont Delors et Badinter ». La faiblesse de ce discours est qu’il est le discours de ceux auxquels ce type de régime va comme un gant, parce qu’il les protège et leur permet de continuer à s’enrichir ou de croire qu’ils pourront s’enrichir, parce qu’il les défend avec sa police et parce que ses institutions sont adaptées au maintien de leur position dominante et, surtout, parce que ce régime convient parfaitement au système capitaliste. Ce sont ceux-là qui ont encensé Delors et Badinter, ceux qui ont accès aux moyens d’expression, ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change fondamentalement, à ce que rien ne change quant au statut de la propriété, que rien ne change quant à la modalité de la représentation du peuple, que rien ne change dans l’attribution des postes du pouvoir.

Il ne s’agit pas de mettre en cause la démocratie ou le droit, tout au contraire, c’est une véritable démocratie qu’il faudrait instituer, où le peuple existerait politiquement, c’est un droit enfin au service de l’égalité réelle qu’il faudrait promouvoir. Force est de constater que ni Delors ni Badinter ne s’engagèrent dans ces combats.

L’humanisme, que les élites revendiquent à tout bout de champ, n’est plus de mise, dans nos sociétés que lors des célébrations posthumes. Nous savons que c’est là une pratique courante en macronie : parler de choses qui n’auront aucun effet dans le monde. Pour cela, quoi de plus judicieux qu’un éloge funèbre ? Pour le reste, dans la vie de tous les jours, que règnent le marché et la loi des plus forts.


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À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.


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