Pouvoir d’achat, impuissance politique
Suite à l’article de Miss’touflet paru dans notre dernière édition papier et qui déplorait – à raison – l’usage inconsidéré et immodéré de l’élément de langage “pouvoir d'achat” jusque dans nos rangs, voici une poursuite de la réflexion critique à ce sujet.
Le pouvoir d’achat, c’est-à-dire le pouvoir d’acheter de la marchandise : n’est-ce pas au fond le seul pouvoir dont on dispose individuellement ou collectivement en régime capitaliste ? Les plus pauvres aspirent à pouvoir acheter de quoi se nourrir, se vêtir, se loger, se divertir… Les plus riches peuvent s’acheter la force de travail d’autrui, des usines, des spationefs pour aller sur Mars et espérer échapper à leur condition terrienne, des médias pour imposer leur vision du monde, des campagnes électorales pour s’assurer que les guignols ainsi élus utiliseront bien les moyens de l’État pour servir leurs intérêts et non les contrarier…
Nous en sommes à un tel niveau de concentration du “pouvoir d'achat” que des individus sont désormais plus riches que certains États. Une telle frénésie d’accumulation devrait interroger sur la santé mentale de ce genre de spécimens. D'autant que le principal intérêt de cette accumulation est la possibilité… d’accumuler encore davantage. Avoir plus pour avoir plus pour avoir plus… Pour un capitaliste, trop n’est jamais assez.
Pour quoi faire d’autre au final ? Car le “pouvoir d’achat” aussi délirant et titanesque soit-il ne permet que d’acheter ce qui peut l'être et rien d’autre. Par exemple, aucun capitaliste ne peut acheter une solution pour résoudre les problèmes écologiques planétaires, comme le dérèglement climatique, par exemple. D’ailleurs l’idée n’effleure même pas les vainqueurs du monopoly mondial (certains font bien semblant, mais c’est juste pour verdir leur image).
Expérience de pensée. Imaginons que le militant le plus pur, le mieux informé et le plus dévoué à la cause climatique devienne soudain la personne la plus riche du monde – hypothèse absurde, puisqu’on ne tutoie évidemment pas les sommets du capitalisme mondial sans une mentalité de charognard mégalomane et égocentrique, mais imaginons… Que pourrait-il faire pour atteindre son objectif de toujours : “sauver le climat” (quoi que cette expression puisse signifier).
Il pourrait acheter des médias avec des bataillons de journalistes pour que l'on parle plus et mieux des questions climatiques ; des régiments de scientifique et d’ingénieurs pour trouver des solutions techniques innovantes sur certains points cruciaux ; des armées d’ouvriers, des usines, des brevets pour fabriquer toute chose utile à son objectif ; les bonnes grâces d’un certain nombre de dirigeants ; il pourrait s’acheter bien d’autre chose encore… Mais son action resterait soumises aux règles du jeu capitaliste et ses concurrents ne manqueraient pas d’user de leur propre pouvoir d’achat pour continuer leur bizness polluant mais lucratif, et pour contrer ses actions d’une manière ou d’une autre, notamment en corrompant des dirigeants et en influençant des masses de gens accros au consumérisme et fort peu disposés à se remettre en question (il n’est qu’à voir les difficultés du GIEC face au “climatosceptiscisme” et au “climatorassurisme”).
Bref, la soudaine fortune de notre militant fictif aiderait sans doute à limiter les dégâts, mais son fabuleux “pouvoir d’achat” se heurterait à son impuissance politique. La logique capitaliste est folle et ne permet de penser qu’en terme d’argent et de marchandise. Simple. Basique. Débile. Et il est tragique de constater que pour beaucoup, il est plus facile de penser la fin du monde que la fin du capitalisme. Et tragicomique d’observer les plus cinglés prêcher pour donner un prix au vivant, à l’atmosphère, aux forêts, à tout ! C’est-à-dire d’aller encore plus loin dans une logique de marchandisation de toute chose qui nous a déjà conduit au désastre actuel.
Très bien, admettons que malgré leur pouvoir d’achat colossal, les ultra-riches n’aient qu’une puissance politique limitée, mais celle-ci reste très largement supérieure à la nôtre. Et quel rapport avec notre pouvoir d’achat pour pouvoir remplir nos frigos ?
Et bien tout d’abord, après avoir rappelé que le régime capitaliste ploutocratique ne nous est pas du tout favorable (quoi qu’en pensent les afficionados du dernier iphone) car il nous conduit tous au désastre et que nous n’avons aucune prise sur lui, disons que nous devons le substituer un régime réellement démocratique. Cela implique d’être au clair avec nos idées et nos actions politiques.
Continuer de reprendre bêtement les éléments de langage du capitalisme, c’est entretenir l’aveuglement, la confusion, la résignation, et l’impuissance dans notre camp politique. N’oublions pas que la droite a largement contribué à diffuser et à rendre incontournable le concept de “pouvoir d’achat” : c’est toujours un bon indicateur pour savoir si l’on fait fausse route.
Lorsque nous manifestons pour réclamer davantage de pouvoir d’achat à la bourgeoisie, nous ne nous tirons pas une balle dans le pied, mais tout le barillet. Cela signifie que nous ne demandons que quelques jetons supplémentaires pour pouvoir jouer au jeu du capitalisme, sans en contester les règles, et encore moins envoyer valdinguer le plateau de jeu à travers la gueule de la bourgeoisie. Le capitalisme a largement fait la démonstration qu’il était incapable d’autre chose que de pillage et de destruction : il est plus que temps de le mettre hors d’état de nuire avant qu’il ne parachève notre ruine.
Cela signifie que nous acceptons un pouvoir d’achat dérisoire comme lot de consolation de notre impuissance politique. Sortir de celle-ci implique à minima de reprendre le pouvoir sur le travail et sur le commerce. Non, il n’est pas légitime qu’un patron ou ses actionnaires, aussi riches soient-il, décident de ce que l’on produit et dans quelles conditions on le produit. Oui, il est scandaleux et même criminel de tout laisser transformer en marchandises, à commencer par les bien communs essentiels. C’est à un pouvoir politique démocratique de mettre des limites au capital en interdisant purement et simplement la marchandisation de biens tels que la nature, le climat, la santé, l’eau, l’énergie, etc.
Cela signifie que nous nous comportons comme des enfants, impuissants et insouciants, qui en sont réduits à réclamer la becquée à des “grandes personnes” théoriquement sages et responsables mais réellement folles et inaptes à diriger quoi que ce soit. Des enfants que l’on peut acheter avec une poignée de bonbons pour avoir la paix.
Cela signifie que nous nous complaisons dans notre aliénation consumériste, cet opium du peuple qui nous permet d’oublier que nous ne sommes que le bétail du capital en faisant du lèche-vitrine et du lèche-écran. Or il est urgent de sortir collectivement du consumérisme pour des raisons écologiques qui devraient désormais être évidentes pour tout le monde.
Cela signifie que nous entretenons une sorte de pensée magique : comme s’il suffisait d’invoquer le “pouvoir d’achat” des plus pauvres pour remplir les frigos. Nous avons nos propres solutions à défendre et à étendre pour résoudre les problèmes de pauvreté, notamment avec les différentes déclinaisons de la Sécurité sociale, citadelle communiste assiégée depuis des décennies par la bourgeoisie, qui nous propose sans cesse de la saborder contre un peu plus de “pouvoir d’achat” : une fois que les cotisations sociales auront été réduites à néant, est-ce que les quelques dizaines voire centaines d’euros supplémentaires sur les salaires nets permettront aux cancéreux de pouvoir s’acheter des boîtes de médocs à 800 balles ?
Alors arrêtons de quémander au patronat et à l’État bourgeois du “pouvoir d’achat”. Cultivons nos relations et nos solidarités locales. Discutons sérieusement de notre puissance politique en germe. Asphyxions le capitalisme et instaurons la démocratie. Enfin.
À propos de l'auteur(e) :
Un radis noir
Être radical, ce n’est pas être extrémiste ni fanatique : c’est s’intéresser à la racine des choses… À la racine des mots, pour pouvoir aiguiser les idées et les concepts… À la racine des maux, pour pouvoir espérer y remédier.
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