Maintenant que l'expression "Pouvoir d'achat" est sur toutes les lèvres - des Gilets jaunes aux messieurs-dames du gouvernement, les uns par désespoir, les autres par démagogie, au mieux par compassion - je brûle d'envie de partager mon exaspération devant cette pathétique unanimité.
Ce supposé "Pouvoir d'achat" me fait immanquablement penser à cette blague du tricheur: "Pile je gagne, face tu perds". Ici, cela donnerait : "Pile, tu m'achètes…, face je te vends…".
Evidemment, cette ironie ne me conduit nullement à minimiser le processus, hélas trop réel, de paupérisation galopante à l'oeuvre dans notre société! La fin du mois commence de plus en plus tôt et elle n'a rien à voir avec la "sobriété heureuse"!
Mais par quel cynisme, ou par quelle naïveté peut-être, a-t-on pu associer les termes de pouvoir et d'achat? Quel genre de pouvoir peut-on bien attendre de la consommation? Ne faut-il pas distinguer la notion de pouvoir, irrémédiablement liée à la domination des uns sur les autres, et la notion de capacité ouvrant sur l'autonomie ? Qui a intérêt à entretenir la confusion entre acheter et vivre? Quel est le sens d'une vie: acheter pour prouver sa réussite et se ranger à la loi du marché, ou vivre pleinement sans se sentir constamment étouffé par les seules nécessités de la survie?
Vivre pleinement ! Les philosophes antiques ont beaucoup réfléchi à ce que pourrait être "une vie bonne", une vie où se trouveraient réalisées toutes les possibilités que l'on porte en soi, à la fois comme être vivant (perception, sensibilité, émotion, sexualité), comme être humain (raisonnement, relations avec les autres, rapport au temps:passé, présent, avenir, à la beauté…), comme être singulier avec ses penchants personnels. Ils ont cherché à définir des normes comportementales censées combattre la souffrance existentielle. Leurs propositions différaient selon qu'ils étaient stoïciens, épicuriens… mais en tout état de cause, ils ne remettaient pas en question l'ordre établi et leur réflexion ne concernait pas leurs esclaves!
Depuis l'Antiquité, la question de la vie bonne n'a cessé d'habiter les hommes de toutes les cultures, mais il est un lieu - les Andes, en Amérique latine - où les conceptions ancestrales ont été réactualisées à la faveur des crises modernes, renouvelant ainsi la réflexion, à la fois spirituelle et politique, des sociétés frappées par les injustices de tous types. En effet, contrairement à ce qu'avait promis l'idéologie du développement vantée par les Américains après la Seconde Guerre mondiale, la vie digne n'est pas arrivée dans le sillage du consumérisme. Bien au contraire! C'est donc la révolte contre cette duperie qui a engendré une alternative venue du fond des âges amérindiens. Le Buen Vivir s'est ainsi opposé au "Mieux vivre" qu'annonçaient les multinationales extractivistes pour vanter les avantages du statut d'esclave salarié dans les mines… Mais il s'est élevé également contre le "Bien vivre" capitaliste, limité à l'abondance matérielle et à la satisfaction des désirs individuels.
Buen Vivir et Vivir Bien sont devenus deux concepts politiques fondamentaux introduits dans les récentes Constitutions de pays andins: l'Equateur (2008) et la Bolivie (2009). Ils ont été forgés à partir des cosmovisions quechuas et aymaras et tentent d'allier cosmovisions traditionnelles et analyses politiques contemporaines. Ils sont encore au travail et retiennent depuis des années l'attention des mouvements alternatifs mondiaux, donnant lieu à de vifs débats et controverses, surtout depuis que les régimes qui s'en réclamaient tels que l'Equateur l'ont instrumentalisé socialement tout en livrant les richesses du pays aux prédateurs de tous poils… Néanmoins ils constituent une réflexion pratique sur les conditions de la vie heureuse, qui n'oppose pas individu et communauté, vie matérielle et spiritualité, humanité et nature, être et action. Pour les populations originaires, la qualité de vie se caractérise par l'association de la suffisance de biens matériels, des valeurs humaines, éthiques et spirituelles, des relations affectives, d'espaces de dialogue et de l'appartenance à la nature.
Ces deux philosophies sont devenues une véritable arme de combat contre les stratégies occidentales de développement - même lorsque ces dernières portent hypocritement le nom de développement durable - et contre la "politique des besoins". Pour ces mouvements de résistance, un nouveau type de démocratie est indispensable qui passe par le refus de la croissance et de l'asservissement humain à la consommation, la reconnaissance des droits de la nature, la décolonisation des esprits et des peuples… Ce n'est pas une régression hostile aux apports de la science et de la technologie, ni un ensemble de recettes pour vivre mieux, mais une remise en cause fondamentale du capitalisme et de ses conséquences sociales et humaines pernicieuses.
Alors, au-delà des revendications du pouvoir d'achat qui, finalement, font l'affaire du système pervers qui nous étrangle, nous pourrions sans doute utilement nous nourrir de l'expérience et du courage de nos frères lointains, en Amérique latine et ailleurs sur la planète, pour prendre véritablement le temps de méditer sur ce qui a du prix dans nos vies et décoloniser nos esprits… Mais ce n'est pas une mince affaire et nous n'y parviendrons qu'ensemble ! C'est ce qu'entreprend le mouvement des Communs, lié au courant altermondialiste, qui ne cesse de se fortifier depuis quelques années sous l'impulsion de quelques pionniers, Elinor Ostrom dans le domaine de l'économie ou Richard Stallman sur le logiciel libre. "Est commun tout ce qui est susceptible de devenir la cible des privatisations opérées par l'homo oeconomicus, au détriment du vivant, humain et non humain".
Penser le sens de la vie, les conditions de la vie heureuse en commun, qui font de l'humain bien plus qu'un être de besoins hiérarchisés (tous les travailleurs sociaux ont été gavés de la pyramide des besoins théorisée par Maslow!), relève tout autant du registre spirituel que des registres social et politique. Il nous faut donc traiter simultanément la crise écologique, la crise sociale, la crise politique, la crise culturelle et la crise spirituelle. Pour reprendre la proposition de Pierre Dardot et Christian Laval, « c'est seulement l'activité pratique des hommes qui rend les choses communes ». Nous avons du pain sur la planche et c'est heureux !
Miss’touflet.
Quelques pistes pour approfondir:
Claudia Bourguignon Rougier, "Buen Vivir" in Un dictionnaire décolonial, scienceetbiencommun.pressbooks.pub
Anibal Quijano, 2012, "Buen vivir: entre développement et décolonialité du pouvoir", Viento Sur (122), pp 46-56
https://semillasdelsur.wordpress-com/2018/03/15/ bien-vivir-entre-le-developpement-et-la-decolonialite-du-pouvoir/
Alberto Acosta, Le Buen Vivir, (en français), 2014, Utopia
Christian Laval et Pierre Dardot, Commun. Essai sur la révolution au XXIème siècle, Paris, La Découverte, 2014.
Mickael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Paris, Stock, 2012
À propos de l'auteur(e) :
La Rédac'
Donner la parole à ceux qui ne l'ont pas, voilà une noble cause ! Les articles de la Rédac' donnent le plus souvent la parole à des gens que l'on croise, des amis, des personnalités locales, des gens qui n'ont pas l'habitude d'écrire, mais que l'on veut entendre...
Média associatif
Retrouvez tous les articles de La Rédac'