Politique

Larmes à gauche

Publié le 27 mai 2025 à 17:56 | Écrit par
Stéphane Haslé
| Temps de lecture : 03m40s

Il est intéressant de noter que les personnes qui affirment être « de gauche », aujourd’hui, éprouvent le besoin de préciser, de plus en plus souvent, qu’elles ont une « sensibilité » de gauche, voire qu’elles sont de sensibilité de gauche. Louis, en philosophe soupçonneux, se demande ce que cette précision ajoute, ce qu’elle veut dire de l’appartenance revendiquée à la gauche.

La sensibilité est le domaine des émotions, des sentiments, ce concept, en philosophie, désigne le monde des affects, de ce qui ébranle physiquement les individus. C’est un rapport au monde qui passe par l’expérience, le contact, le corps. Traditionnellement, on lui oppose la raison, le jugement, la science, qui passent, eux, par la pensée abstraite, théorique. Avoir une sensibilité de gauche sera donc être touché, en son intimité, en sa subjectivité, en sa chair, par des images, des récits, des faits, plutôt que par des démonstrations, des systèmes, des preuves. Soit, mais quelles images, quels récits, quels faits touchent-ils les gens de gauche ? Eh bien, les images de l’injustice, les récits de la guerre, les faits de violence sociale, par exemple. Personne, à gauche, ne conteste la légitimité de telles réactions face à la situation du monde actuel.

Cependant, cette sensibilité-là n’est pas suffisante pour produire une politique de gauche. Qu’est-ce qu’une politique de gauche ? C’est une politique qui remet en question les causes de ce qui émeut notre sensibilité, de ce qui frappe notre imagination, de ce qui nous fait pleurer devant les misères qui défilent sous nos yeux, c’est-à-dire une politique anti-capitaliste. C’est une politique qui ne se construit pas seulement à partir des émotions ou des ressentis, parce que les émotions s’estompent, s’effacent, les ressentis varient au gré du temps, selon les contextes. Et surtout parce que la grande usine à sensibilité de notre époque, ce sont les médias, les écrans, les réseaux sociaux, des machines qui génèrent des millions d’images par jour et qui sont pilotées dans le but de faire vibrer nos sensibilités, de nous accrocher, de nous retenir devant les écrans. Ces images ne tombent pas du ciel, elles sont choisies, sélectionnées puis diffusées par des propriétaires qui possèdent les moyens techniques et économiques de les produire et qui en tirent bénéfices. Bénéfices financiers, bénéfices symboliques et bénéfices culturels. La mort du pape en est l’illustration la plus récente, mais nous sommes habitués à ce barnum télévisuel et médiatique depuis maintenant plus de cinquante ans et, souvent, nous aimons cela, nous aimons être ainsi « remués ».

Le problème est que les causes de ce qui nous émeut ne se présentent pas à notre sensibilité, elles ne sont pas visibles, tangibles, concrètes, ce sont des mécanismes cachés, non apparents, que seule la pensée critique peut saisir, décortiquer, analyser. On peut d’ailleurs, sans contradiction, avoir une sensibilité de gauche et pratiquer une politique de droite. C’est le cas de la plupart des socialistes. L’approche sensible du réel est insuffisante, parfois piégeuse. Elle nous donne l’impression d’une réaction immédiate, spontanée, quasiment pure, face au monde. Or, cela est illusoire. La sensibilité est elle-même façonnée par la culture, les habitus, les usages, elle varie selon le milieu social, l’éducation reçue. La sensibilité d’un spectateur de Cnews n’est pas celle d’un lecteur du Capital et, par ailleurs, les images proposées par Cnews, pour rendre compte d’un fait, pour toucher nos sensibilités, ne sont pas les mêmes selon le fait en question. Il serait instructif de comparer le traitement que cette chaîne propose de l’attaque au couteau à Nantes, ces derniers jours, opérée par un jeune homme blanc, apparemment bien marqué à l’extrême droite, lycéen dans un établissement privé catholique, et ce que les mêmes journalistes font d’un événement de même nature quand il s’agit d’un agresseur maghrébin. Bref, la sensibilité n’est pas naturelle, elle est construite, elle est soutenue par un cadre historique et sous-tendue, voire instrumentalisée, par des projets politiques.

Le drame de la gauche, disons de la gauche parlementaire, en France, est qu’elle n’a plus de pensée propre à défendre devant les citoyens, qu’elle est incapable de mobiliser sur un programme de résistance et d’alternative au capitalisme, qu’elle en reste à des positions ponctuelles, à des luttes particulières, à des compromis, parfois nécessaires, mais qu’elle ne peut dépasser, qu’elle n’a aucun schéma global, aucune vision, pour penser le rapport capital/travail dans lequel nous sommes.

La mise en exergue de la sensibilité est le symptôme de son impuissance théorique et de sa faillite intellectuelle. Elle en viendra bientôt à « Aimons-nous les uns les autres ».

Conseil de Louis : Camarades, commencez plutôt par relire Marx et Engels.



À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.

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