Ce texte est l'édito de l'édition papier de mai 2025.
J’ai au cours des derniers mois réalisé une enquête sociologique sur un échantillon ni plus ni moins représentatif que ceux dont se servent les instituts de sondages pour falsifier les élections. L’enquête a donc porté sur 115 personnes prises aux hasards des rencontres et des opportunités, toutes majeures et exerçant, à quelques exceptions près, une activité professionnelle, ou étant du moins en capacité de le faire. La consigne était la suivante : « Citez cinq actions où vous vous êtes senti utile. » Beaucoup n’ont pas pu aligner cinq réponses, pourtant écrites et anonymes, d’autres, plus rares, ont un peu dépassé, ce qui fait qu’en fin de compte, j’ai obtenu 468 réponses.
Pour détendre l’atmosphère studio-bêcheuse qui vient de s’installer, je vous cite les exemples les plus pittoresques : arrêter un penalty dans un match de foot, voter, relayer une information, faire rire une personne triste, tondre la pelouse pour ma grand-mère, venir au lycée (c’est utile pour la rémunération des professeurs), prévenir quelqu’un qui allait sauter en parachute que son sac n’était pas attaché, nourrir mon chien, manifester, écrire des textes de chansons, empêcher un ami de se suicider, divertir les gens avec mon accordéon, participer aux animations du téléthon, faire du Tai Chi, être élu, éduquer mon enfant, donner mon sang, répondre à ce sondage, m’inscrire au don de moelle osseuse, discuter d’astrophysique avec mon beau-père qui n’y connait rien, remonter le moral à mon mari, prendre un auto-stoppeur, me retenir de péter dans un ascenseur, garder les chats de ma soeur, signaler à une personne que son comportement est inapproprié, jouer les modérateurs sur le discord, faire des appels de phares pour signaler un radar, faire le Sam pour mes potes après une soirée bien arrosée, soutenir mon gym bro, donner un orgasme à ma copine, complimenter quelqu’un, sourire en disant bonjour, apprendre à mon pote ce que c’est que la « makina »… Et si vous ne savez pas ce que c‘est que la « makina », c’est que vous n’avez pas un pote qui vous l’aura appris gratuitement.
Bon, redevenons un poil plus sérieux. 45,5% des réponses concernent l’aide aux proches, famille et amis. 41% sont des actions d’intérêt plus général ou des services rendus à des inconnus. Enfin seulement 13,5% des réponses ont trait à la vie professionnelle, mais 18,8% des 468 actions ont été rémunérées, probablement au black. En effet, dans la deuxième partie du sondage, je demandais aux sondés de faire une croix derrière les activités qui ont donné lieu à un paiement.
Alors bien sûr, cela ne signifie pas que les activités salariées sont cinq fois moins utiles, ou même moins nombreuses, que les services rendus au quotidien hors du travail. Ça signifie simplement que les sondés se sentent, c’est-à-dire se perçoivent, beaucoup plus souvent utiles en dehors du travail : ils ressentent cette utilité dans des moments particuliers où ils s’extraient du rapport marchand qui rend l’échange plus remarquable que le sens même de l’échange. Quand on travaille pour une entreprise capitaliste où le profit prime et où règne le morcellement du travail, l’utilité passe au second plan. Elle est même parfois reléguée si loin que le mal-être s’installe chez certains employés du tertiaire bien payés. Je vous renvoie à l’étude de Graber sur les jobs à la con.
A l’origine, mon enquête n’était qu’une amorce pour une discussion à bâtons rompus dans la rue. Elle a parfois d’ailleurs donné lieu à des échanges surprenants.
Par exemple, une dame d’un certain âge peine à trouver une réponse. Rien ne vient. Je lui dis avec le tact qu’on me connait : « A votre âge, c’est pas bon signe. » Elle : « Ben non. » Moi : « Vous servez à rien ! » Elle : « Faut croire. » Moi : « Vous avez eu des enfants ? » Elle : « Oui, trois ! » Moi : « Et vous ne vous êtes jamais sentie utile de les mettre au monde ? » Elle : « Ah parce que ça compte ça ? »
Eh oui, non seulement, c’est d’utilité publique de faire des mômes, mais à l’origine, les allocations familiales étaient conçues comme un salaire pour le temps passé à les élever.
L’enquête visait donc à revoir l’idée même de travail en dehors de sa définition d’activité de production dans le but de valoriser du capital. Le critère d’utilité pour la collectivité n’a-t-il pas plus de sens ? Et quand travaille-t-on par conséquent ? Tout travail appelle-t-il salaire ? Le salaire est-il réductible à l’emploi rémunéré ? Pourquoi Libres Commères n’est pas près de rémunérer ses contributeurs ? A toutes ces questions, ce numéro apportera-t-il un embryon de réponse ?
Vous le saurez en lisant ce numéro de mai de fond en comble dont il reste encore quelques exemplaires papier aux points de distribution habituels. Au boulot.

À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.