Politique Humeur

Abjection, votre honneur !

Publié le 25 nov. 2025 à 06:18 | Écrit par
Stéphane Haslé
| Temps de lecture : 05m02s

La définition du mot ABJECTION est la suivante, selon le dictionnaire : « Dernier degré de l’abaissement, de la dégradation ». Louis ne trouve pas de terme mieux approprié à la situation politique actuelle en France. Toutefois, il importe de préciser la chose. Des faits sont abjects, disons, objectivement abjects, et il n’en manque pas, inutile de les énumérer. Mais, dans la société actuelle, il y a un second degré des faits, une dimension supplémentaire, qui tend à devenir plus centrale que les faits eux-mêmes, c’est leur transcription dans le discours, leur narration, leur mise en image et en récit, bref, leur médiatisation. Et alors l’abjection est redoublée, relancée, renforcée. 

Le journalisme contemporain, (Louis sait qu’il y a des exceptions), est le cœur de cette abjection. Il suffisait de regarder les chaînes d’information en continu, CNEWS, BFM, LCI, mais également les chaînes classiques, TF1, FR2, lors de l’incarcération de Sarkozy pour prendre la mesure de cette abjection au carré. Le mot « honte », utilisé par ses soutiens, pour commenter l’entrée de Sarkozy à la Santé, a été prononcé des centaines de fois ce jour-là, à la radio et à la télévision. Et ceux qui contestaient que cela fût une honte ne pouvaient pas ne pas reprendre le signifiant pour le dénoncer. Les images devenaient alors des « images honteuses ». On voit clairement à l’œuvre la puissance de feu des médias qui imposent leur langage et leur vocabulaire pour interpréter le monde. 

Il faut lire et relire le premier chapitre de La Société du Spectacle, publié par Debord en 1967, en ayant à l’esprit la façon dont l’événement Incarcération-de-Sarkozy a été restitué dans les médias, (et le reproche que l’on fait à Debord : texte complexe, illisible, s’évanouit aussitôt). Exemple : § 18 : « Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels ». Que voyions-nous, sur nos écrans ? Un homme qui sortait de chez lui, main dans la main avec sa compagne, attendu par sa famille et ses proches, avant de partir pour la prison. Images émouvantes, où le courage et la dignité du condamné étaient mis au premier plan, d’ailleurs il n’y avait pas de condamné, mais un personnage qui supportait, tel le sage stoïcien, son destin. Puis, sa voiture pénétrait dans l’enfer de la geôle, avalée par le monstre et son supplice commençait. Et nous entendions les commentateurs : « Honte », « Jour funeste pour la France », « Tragédie », etc. Alors, les images de Sarkozy serrant ses proches dans ses bras devenaient LA réalité de l’affaire libyenne, le reste, sans images, sans récit spectaculaire - les 400 pages d’attendus du jugement, la condamnation pour association de malfaiteurs - était occulté, invisibilisé ou carrément nié. La réalité était désormais ce que l’on nous avait montré, elle était ce que l’on nous en avait dit. Pourquoi ? Parce qu’on nous l’avait montré, parce qu’on nous l’avait dit. Encore un zeste de Debord, § 30 : « L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir ».

Ici, Guy Debord paraphrase Marx, les « images dominantes du besoin », ce sont les images de la classe dominante dont le besoin premier et impératif est de maintenir sa domination. Dans un moment où l’image écrase tout autre registre de connaissance et de commentaire, il est essentiel de ne montrer que les images qui favorisent le maintien au pouvoir de la classe des possédants. Il y a deux moyens concomitants pour cela. Le premier est celui dont nous venons de parler : répéter les images qui mettent en scène la légitimité des dominants et les accompagner de commentaires qui justifient et accentuent cet état de choses. Le second moyen consiste à saturer l’espace médiatique d’un certain type d’images, toutes complices de la domination, et à ne pas diffuser d’autres images, celles d’un autre état de choses, celui de la situation de celles et ceux qui sont les dominés, les exploités, les écrasés par cette domination. Ce qui importe alors, ce n’est pas seulement ce que nous voyons, ce qui nous est montré, mais tout ce qui reste sous le tapis, masqué, sans images et, donc, retour à Debord, ce qui, de ce fait, n’a pas de réalité, ne doit pas accéder à la réalité. 

Pourquoi ne pas nous montrer la femme de ménage qui se lève à 5 heures du matin pour arriver à temps à son job, l’ouvrier qui fait 50 kilomètres pour aller prendre son poste, le magasinier qui attend trois mois un rendez-vous à l’hôpital pour soigner ses problèmes de dos ? Nous les verrions descendre leur escalier, la nuit, marcher vers le métro ou l’arrêt de bus, rentrer à la fin du jour, épuisés. Cela n’est pas montré pace que cela ne doit pas exister dans la représentation que les hommes se font de leur situation sociale et économique ou bien, s’ils se représentent malgré tout cette réalité-là, il faut qu’ils pensent que c’est négligeable, qu’ils sont bien peu courageux pour se plaindre, que d’autres ont des soucis bien plus légitimes que les leurs, etc. Plutôt les malheurs de Sarkozy, ou les déboires de Lecornu, ou les faits divers dont nous sommes abreuvés sur nos écrans que nos petites misères. Petites puisque jamais montrées, jamais vues. Non pas que ces faits-là (la Santé pour Sarko ou le procès Jubillar) ne valent rien, mais ils occupent la scène de telle sorte que le reste ne peut apparaître et que ce reste, qui n’est rien moins que la vie de 99 % de la population, passe au second, voire au troisième plan, s’il ne disparaît pas totalement des sunlights. Si les faits exposés tous les jours ad nauseam, et eux seuls, occupent toute la scène – et l’arrière-scène -, ce n‘est pas par nécessité, ce n’est pas parce que ces faits méritent d’occuper ainsi notre « réel », mais c’est bien parce qu’ils sont les fruits de décisions, l’expression de choix et la manifestation d’une certaine idéologie qui n’a d’autre finalité que de préserver et d’intensifier la domination de classe telle qu’elle va aujourd’hui, impitoyable et sans issue.

Oui, ce monde-là est abject, mais le monde n’est pas contenu totalement en cette abjection, à la condition que nous trouvions la force et les moyens de ne plus y consentir.



À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.

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