Économie

Pour en finir avec le profit financier

Publié le 15/03/2020 à 11:57 | Écrit par Christophe Martin | Temps de lecture : 08m26s

Quand on se dit anticapitaliste, la question-boomerang est presqu’inéluctable: d’accord mais tu proposes quoi à la place parce que le tout à l’État, excuse-moi, mais on a déjà donné? J’ai parfois l’impression que les trois-quarts des libéraux ont passé leur enfance chez Staline mais qu’aucun d’eux n’a jamais mis un pied à l’hôpital public, sur une route nationale, dans un lycée d’État ou sur un barrage hydroélectrique. 

Je dois reconnaitre que j’ai longtemps eu en tête l’image du kolkhoze, cette exploitation agricole soviétique, où les lopins de terre individuels étaient plus productifs que les champs collectifs, ce qui faisait conclure à mon prof d’histoire-géo de l’époque (j’ai fait ma scolarité chez les curés il y a environ 40 ans) que l’activité humaine était en grande partie motivée par le profit. De là à conclure que sans lui, il n’y avait pas de salut et que l’entreprise privée était le seul mode de production capable de faire bosser des individus réfractaires à l’effort, il n’y a qu’un petit saut mais un grand pas pour le capitalisme qui naturalise ainsi la notion de profit en la chevillant à l’âme humaine. On sort de l’histoire pour entrer dans l’essence, du contingent pour l’inévitable, du possible pour le sine qua non. Le profit personnel serait l’unique motivation de l’être humain.

J’ai donc pendant de longues années pensé que tout travail méritait salaire, que le bénévolat, c’était bon pour les retraités, que le bénéfice, c’était pour les plus futés, que les prolos l’avaient un peu cherché et que seuls les plus cons faisaient passer l’intérêt général avant le leur. Ça n’a pas fait de moi un commercial mais pas non plus un communiste. Le profit financier était une récompense normale pour un effort consenti. 

Ainsi, je me suis vendu sur le marché du travail, j’ai été free-lance dans l’enseignement, j’ai même monnayé des cours clef en main, j’ai négocié mon salaire plus d’une fois, couru les contrats, accepté des deals de merde, parfois bien gagné ma vie, parfois tiré le diable par la queue sans même toucher le chômage, signé de nombreux CDD plus au moins courts, travaillé au noir, été actionnaire d’une boite à 50%, déposé le bilan, acheté un appartement sans un sous en poche et revendu avec une très belle plus-value avant la crise des subprimes, j’ai perdu gros dans un plan immobilier trop ambitieux, cumulé les jobs sans jamais considérer le travail comme une souffrance, parfois souri en regardant le net à payer de mon bulletin de salaire et pendant tout ce temps-là, c’est-à-dire plus de 20 ans, j’ai considéré que gagner de l’argent, sans être une fin en soi, était tout de même un stimulus drôlement efficace. 

Je m’estimais de gauche, je me suis initié à l’économie avec Bernard Maris, mort en 2015 dans la fusillade à Charlie Hebdo, j’étais donc un keynésien sans le savoir, Keynes étant un grand économiste du XXème siècle qui pensait qu’on pouvait juguler le capitalisme mais qu’on ne pouvait néanmoins pas faire sans. 

Je serais rester le cul entre deux chaises (d’un côté le collectivisme total d’un Fourier, de l’autre la régulation du marché à la Keynes comme quand les finances publiques ont sauvé les banques en 2008) si je n’avais pas rencontré la pensée de Bernard Friot qui propose ces jours-ci de laisser « crever les banques ».

Nos confrères de Frustration viennent également de publier un très bon entretien avec ce sociologue et économiste communiste hors du commun.

 

Friot avait fait paraitre un grand article dans le Monde Diplo dont La Sociale, de Gilles Perret est le pendant documentariste.

 

J’ai moi-même commis en 2018 un article sur le sus-dit Bernard « Asséchons le capital! » que j’ai remanié en 2019 et que vous pourrez retrouver sur mon site L’Anthropologie pour les Quiches. Ça fait un peu auto-promotion mais tout y est gratuit et tu n’es nullement le produit, sinon celui de ta propre histoire et de ton désir, lecteur averti!

Il y a à la fin de cet article une série de liens qui permettent de faire le tour de la pensée de Friot qui propose à mes yeux actuellement le seul modèle économique qui nous permette de dépasser la logique du profit en s’appuyant sur l’existant. C’est un concept marxiste en diable, ça, s’appuyer sur l’existant et qui permet de se sortir de l’utopie irréaliste et du mythe du grand soir.

Friot propose de généraliser le salaire à la qualification dont bénéficie déjà les fonctionnaires. Je ne vous fais pas le coup d’un résumé succinct. Vous avez de quoi vous occuper avec ce qu’il y a au-dessus. Et il y a un livre d’entretiens en préparation dont je vous reparlerai à sa sortie.

 

Je vous propose simplement aujourd’hui quelques pistes qui nous laissent entrevoir une autre manière d’envisager notre existence de producteur de richesses.

L’argent n’est pas le moteur de toute production

 

    1. En 1954, Jonas Salk découvre un vaccin contre la poliomyélite. Il choisit de ne pas le faire breveter pour le rendre plus abordable: il aurait ainsi renoncé à un bénéfice d'environ 7 milliards de dollars. Rebelote dans les années 2000: les inventeurs du gel hydro-alcoolique, le médecin épidémiologiste suisse Didier Pittet et le pharmacien William Griffiths, ont décidé de rendre la formule gratuite pour que ce produit soit plus accessible avec l'aide de l'Organisation Mondiale de la Santé, afin de limiter les risques d'infection dans les hôpitaux. La récompense de ces gens est qu’on continue à colporter leur nom et leurs bienfaits à travers le monde. Et je vous dis pas la rage des requins de l’industrie pharmaceutique et paramédicale qui sont quand même en train de se rattraper.
    2. Wikipédia que j’utilise pour ma part au moins dix fois par jour est un projet d’encyclopédie collective en ligne, universelle, multilingue et fonctionnant sur le principe du wiki. Ce projet vise à offrir un contenu librement réutilisable, non-partisan et vérifiable, que chacun peut modifier et améliorer. Son contenu est sous licence Creative Commons BY-SA. Les rédacteurs des articles de Wikipédia sont essentiellement bénévoles. Ils coordonnent leurs efforts au sein d'une communauté collaborative, sans dirigeant. Ils sont plus de 18 000 dans le monde entier. Je leur verse régulièrement un peu d’argent et je corrige parfois des fautes d’orthographe et de syntaxe sur certaines pages. A la rubrique Théorie de la Médiation, tout à la fin des liens externes vous trouverez d’ailleurs L’Anthropologie pour les Quiches (ce n’est pas moi qui l’ai ajouté mais d’éminents chercheurs de l’université française). Tout ça représente un accès au savoir entièrement gratuit. Ce n’est pas le cas de l’Encyclopédie Universalis.
    3. En France, le don du sang est volontaire et gratuit. Toujours chez nous, la loi indique que nous sommes tous donneurs d’organes et de tissus, sauf si nous avons exprimé de notre vivant notre refus de donner. Le don d’organes est un acte de générosité et de solidarité entièrement gratuit. La loi interdit toute rémunération en contrepartie de ce don. Ce don volontaire d’une partie de notre propriété la plus intime, notre corps, doit rester hors du marché et échapper à tout trafic. Mais bon nombre de mafias ultra-libérales ne l’entendent pas ainsi.
    4. Les bars associatifs fournissent les mêmes services (débit de boissons, lieu de rencontre et de brassage social) que les cafés classiques mais ils ne cherchent qu’à équilibrer leurs comptes pour poursuivre leur activité. Le travail fourni par les bénévoles est gratuit mais ne pâlie à aucun manque de l’Etat, contrairement aux Restos du Coeur. Mais d’une manière générale, le tissu associatif génère une richesse très importante sans valoriser aucun capital. C’est d’ailleurs pour cela que le patronat ne reconnait pas le bénévolat comme productif. Quand le patronat fait du bénévolat, il appelle cela du caritatif: c’est le Rotary, le Lions et tout le bazar de la charité bourgeoise.
    5. L’éducation populaire produit de la connaissance. Les conférences gesticulées en sont l’exemple le plus frappant de ces dernières années. Un intervenant met son savoir au service de l’émancipation de son public. Il est parfois filmé et mis gratuitement à disposition sur le web. Internet est d’ailleurs un formidable vecteur de savoir: on le paye en offrant nos données à Zuckerberg et consort mais on fournit aussi un formidable coup d’horizontalité dans l’information. Pour le meilleur et pour le pire: on est bien d’accord. Mais ça ne dépend que de nous et plus de soi-disants élites dont Emmanuel Todd ne cesse de nous répéter qu’elles sont de plus en plus nulles. Et qu’elles n’ont surtout pas envie que les rapports sociaux entre sachants et apprentis changent radicalement.
    6. Le sport et le théâtre amateurs. Bon, ben, là je vous fais pas un dessin. Les professionnels grassement payés d’un côté, des mordus qui font ça pour le plaisir de l’autre, souvent en finançant de leur poche. On consomme d’un côté. On participe de l’autre. Ce sont des choix de vie, des options politiques. Alors quand les footballeurs se montrent généreux en retour, ça vaut pas mieux que le Rotary. Les vrais héros sont sur le terrain le dimanche matin avec les mômes.
    7. Enfin, l’éducation parentale semble s’inscrire dans cette frange de l’activité non-rémunérée. Ce n’est pas tout à fait vrai. En France, les allocations familiales sont en effet à l’origine conçues comme un salaire pour le travail parental. Je m’en veux aujourd’hui d’avoir critiqué ma tante à ce sujet: elle a élevé cinq enfants (de vilains capitalistes certes!) mais cinq humains tout de même et dans ma famille, on considérait que c’était injuste parce que mon oncle gagnait déjà largement de quoi faire vivre tout le monde. Je ne pouvais pas deviner à 10 ans que nous niions le travail de tata Sianette qui avait droit à un salaire de mère de famille, un point, c’est tout! Cependant les allocations familiales sont aujourd’hui devenues des aides pour couvrir les frais qu’entrainent les enfants, elles varient en fonction des revenus et donc l’éducation des gamins est à nouveau considérée comme une activité gratuite. 
    8. L'un des contributeurs de Libres Commères propose des musiques alternatives hors du circuit des majors.

 

Vous trouverez une liste plus importante de projets financièrement non-profitables qui ont fonctionné et fonctionnent encore très bien ainsi au bout de ce lien. Libres Commères s’inscrit dans ce modèle sociologique. Et nous en sommes fiers. Cette fierté vient autant de nous que de votre considération (prise en compte positive ou négative d’ailleurs). Et l’avenir de Libres Commères, c’est autant ce que nous y écrirons que ce que vous y mettrez. A la rédaction, on vit d’autre chose et c’est très bien comme ça. D’autres rapports économiques sont possibles, certains existent déjà. Il faut le faire savoir et le faire comprendre. Le profit financier n’est pas inscrit dans notre patrimoine génétique: c’est un choix de société qui nous appauvrit.




À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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