Mode sombre

L’insoutenable légèreté de l’être humain lui donne son incroyable capacité de résilience. Sans cette aptitude à switcher et à zapper continuellement entre la tragédie et la gaudriole, il resterait prostré face au grand désastre du monde contemporain : pandémie, polémiques, effondrement annoncé, tout nous pousse au désespoir et au valium. Heureusement, l’individu civilisé moderne a à sa disposition des armes de diversion massive pour échapper à BFM et LCI : TNT, Netflix, Youtube, Pornhub, Assassin's Creed Odyssey, France Culture, Animal Crossing, les sudokus du Progrès… l’offre ne manque pas mais dans un élan de démocratie participative, il en faut toujours plus au citoyen engagé confiné. Coincé chez lui, le voilà qui s’invente de nouveaux défis à la con. 

Bon… c’est à mon tour, allez on joue ! Et voilà, mon voisin, un chinois qui est arrivé depuis trop longtemps, m’a attribué la lettre X. Vous devez me décrire en un seul mot et je vous en attribuerai une en retour. Lâchez vous...!

Non, celui-là c’est un fake ! Mais on s’y croirait. L’autre défi qui circule, me laisse sans voix, alors je lui cède le micro et je vous passe les coeurs.

« Défi accepté
Un bel exercice de SOLIDARITE et de reconnaissance à ma tribu.
Si je ne vous identifie pas, ne vous vexez pas, j'essaie de choisir qui je pense suivra le défi. Cette culture dans laquelle nous vivons, nous, les femmes, nous a appris à critiquer les autres au lieu de soutenir et de voir que chacune est belle à sa façon et possède les caractéristiques qui la rendent unique. Nous sommes intelligentes, puissantes et guerrières. Nous sommes telles que nous sommes.
Téléchargez une photo ou vous apparaissez seule et identifiez 10 femmes fortes pour qu'elles fassent la même chose. Je t'identifie parce que tu es unique et belle , je t'admire sous différentes façons et pour moi tu es précieuse, forte et importante. Allons nous donner quelque chose de positif. On va se dire de belles choses parce qu'on le mérite. Construire au lieu de détruire… ( copiez le texte et ajoutez votre photo ) »

Inutile de vous dire que j’attends avec une impatience difficilement confinable la réplique masculine qui ne devrait pas tarder. Il existe une version à peine plus soft qui réclame des photos d’enfance et j’en connais un pacson qui ont répondu à l’appel de l’égotisme poupin sans trop se faire prier. Le narcissisme solidaire, il fallait y penser ! 

Et les gastronomes en intérieur bourgeois n’ont pas renoncé au repas partagé en photo. Rompre l’isolement, c’est indispensable dans cette longue traversée du dessert en solo. Et vive l’apéro géant devant la webcam.

J’y pensais encore mercredi soir en allumant ma bougie sur le rebord de ma fenêtre. Partager, partager, partager pour résister… oh oui mais à quoi au juste ? Du coup, j’ai pas réussi à allumer ma bougie, j’ai laissé sonner les cloches et j’ai oublié d’applaudir avant les infos… Ah oui ! Résister à la pensée dominante et à la propagande gouvernementale. Et puis surtout à la morosité accablante et aux mauvaises nouvelles. Les Français sont formidables. Ils retrouvent l’esprit BBC dans la cuisine sous l’occupation refusant de croire Radio Paris (Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand). Pas un d’entre nous n’a écouté les conseils de celui dont je ne veux plus prononcer le nom depuis qu’il m’a enfermé sur mon balcon en ce funeste mardi de mars (le 17) 2020.

« Lisez. Retrouvez aussi ce sens de l’essentiel», qu’il disait, le suppôt du capital, et puis quoi encore !? On n’a pas voté Herta non plus !  « Beaucoup de certitudes, de convictions seront balayées, seront remises en cause. Beaucoup de choses que nous pensions impossibles adviennent. Ne nous laissons pas impressionner, agissons avec force, mais retenons cela, le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour aux jours d’avant. Nous serons plus forts moralement. Nous aurons appris et je saurai aussi avec vous en tirer toutes conséquences, toutes les conséquences. Hissons-nous, individuellement et collectivement, à la hauteur du moment. Je sais, mes chers compatriotes, pouvoir compter sur vous.» Eh bien, non mon coco, ne compte pas sur moi pour être à la hauteur de quoi que ce soit. Je ne changerai pas d’un iota. Tu peux nous confiner autant que tu voudras, je vais camper sur mes positions, pleurnicher sur mon triste sort, travailler mes fessiers, surveiller le CAC 40, pulvériser mon score à Fortnite et m’assurer que j’ai récolté des likes sur mon partage d’une blague sur Sibeth.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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