Mode sombre

Une première version de cet article a été publiée dans l’édition papier de Mars 2020.

 

Un de mes apprentis me reprochait d’en vouloir à tous les riches. Je lui ai demandé ce qu’il entendait par riche. Il s’est méfié de moi : je les entraine à ça dans mon boulot de formateur en esprit critique et il a évité de me citer Warren Buffet ou Kim Kardashian. Il m’a pris l’exemple d’un start-upper bisontin, un entrepreneur donc qui doit actuellement peser dans les deux ou trois millions d’euros et qui a travaillé dur pour en arriver là. Devient-on riche dès qu’on atteint une certaine somme sur son compte en banque ? Suffit-il d’une résidence secondaire ou d’un yacht ? Un abonnement au golf du coin ou manger du homard en semaine ? En fait, ce n’est pas vraiment le problème. Ça, c’est une affaire de morale et de connerie. 

Un million, c’est indéniablement une fortune non-négligeable et si je n’irais pas jusqu’à dire que ce n’est pas un problème, il me semble que la question est mal posée. Je n’en veux pas particulièrement à telle héritière ou tel nanti, je ne nourris aucune haine ou rancoeur contre la famille Rothschild et tous les dégénérés qui la composent (oups!). Je suis en colère et ma colère est exempte de rancune, toute entière tournée contre un système qui valorise le capital, adule le profit et idolâtre l’argent sans considération pour la planète, le bien commun et l’humanité en général. 

Le souci, c’est de savoir comment le start-upper bisontin a pu en arriver là et surtout ce qu’il compterait faire si on lui reprenait une bonne partie de son pécule sans l’empêcher de continuer à vivre dignement et en bonne intelligence avec son milieu. Je m’explique. 

Être financièrement à l’aise dans la vie, c’est un droit qui est attaché à la personne : ne pas avoir à s’inquiéter de la fin du mois, se loger et se chauffer correctement, s’habiller décemment et ne pas avoir à compter chaque sous pour savoir si on va pouvoir s’arrêter boire un café. Notre société occidentale nous a habitués à plus de confort et de plaisirs et malheureusement beaucoup de ces derniers se paient cher. Toutefois, on ne peut sans une certaine mauvaise foi reprocher à qui que ce soit ce type d’existence, appelons-la, hédoniste mais sans excès ni ostentation, et surtout avec son propre argent.

Voilà donc mon start-upper qui, à force de travail, a réussi à monter une boite qui fabrique du jeu vidéo et emploie vingt personnes. Je ne suis pas joueur, tout le monde le sait, mais je reconnais à ce start-upper le talent d’avoir été entreprenant et d’être devenu entrepreneur avec succès. C’est son travail qui a été rémunéré. Je ne peux que m’en réjouir. Le jeu vidéo, c’est pas génial mais c’est pas non plus de l’armement ou du glyphosate.

Maintenant si notre entrepreneur décide plutôt de se lancer dans le boursicotage, le placement de fortunes, l’assurance privée, l’immobilier ou n’importe quelle autre activité spéculative où l’argent et le risque sont les matières premières de l’enrichissement, c’est une toute autre affaire. Autant je peux soutenir le travail même dans l’industrie du divertissement abrutissant (ça y est, c’est dit !), autant je condamne la propriété lucrative qui est à la base du capitaliste. Cela comprend le propriétaire qui loue son bien immobilier, l’actionnaire qui ne travaille pas dans l’entreprise dont il détient des actions, et d’une manière générale, le spéculateur, celui qui fait travailler et circuler son argent et dont l’activité consiste à créer de la valeur ajoutée sur du vent. Ce riche-là, je lui en veux. Pas personnellement bien sûr encore qu’on rencontre dans ces milieux affairistes, de belles têtes de cons, mais je lui reproche de participer à un système où l’essentiel des fortunes se construisent sur l’exploitation du travail des autres. 

Bien sûr, mon logeur ne croule peut-être pas sur l’or mais ce propriétaire qui ne crée pas d’emplois exploite mon besoin de me loger. Y en a des sympas, des arrangeants, des bien aimables, dès qui ont rénové les murs eux-mêmes, c’est sûr, mais le principe même du loyer pose problème: soit il fournit des fonds à quelqu’un qui ne travaille pas, soit l’argent que verse le locataire va rembourser un prêt contracté auprès d’une banque. Autrement dit, moi, locataire, je fais vivre ou j’améliore l’ordinaire de mon propriétaire qui est peut-être un héritier oisif ou je lui permets d’acquérir un bien immobilier que je pourrais acheter moi-même si mes rapports avec mon banquier était moins tendus. Dans tous les cas de figure, y a un exploité. 

Si on en revient à mon start-upper, qu’il dégage un salaire, et un bon, car il est à l’origine de l’entreprise ne me parait pas condamnable, encore qu’on pourrait envisager autrement l’affaire. Là où le riche commence à me poser un sérieux problème, c’est lorsque l’argent qu’il ne peut dépenser pour sa subsistance va s’investir dans des placements dont le but est le profit et rien d’autre. C’est donc l’actionnaire capitaliste pour le coup, et non l’entrepreneur, le problème. Pour répondre à la question du départ, j’en veux, si l’on veut, au riche qui n’a de cesse d’accumuler toujours plus en plaçant son épargne dans des projets pourvu qu’ils soient profitables. J’en veux donc au rentier quelle que soit sa fortune, celui dont le très distingué économiste Keynes réclamait stratégiquement l’euthanasie. 

La dichotomie n’est donc pas tant entre riche et pauvre mais entre rentier et salarié, celui qui touche une rente (terre, immobilier ou finances) et celui qui travaille pour vivre et qui généralement valorise le capital de l’autre. Reste qu’un gros salaire ne se dépense pas dans son intégralité et qu’on devient rentier, même si on vit de son travail, si on n’y prend pas garde. Votre banquier dont c’est la raison d’être est toujours là pour vous rappeler que vous seriez bien crétin de ne pas profiter du système.

Est-ce que notre start-upper bisontin ne cherchera pas à faire la culbute financière comme c’est souvent le cas en réalisant un bon coup et en revendant sa boite contre une grosse plus-value qui lui donnera l’opportunité de placer son pognon dans des fonds de pension qui lui fourniront des dividendes qui lui permettront au mieux de ne pas travailler et de jouir de son temps libre, au pire de prendre goût à la spéculation boursière et immobilière et de devenir un trader, un métier dont on connait tous les méfaits? S’il se contente de grignoter sa fortune pour couler des jours paisibles, pourrais-je lui en vouloir ? Sans doute pas, à condition qu’il ne vienne pas sur la terrasse de Fleur de Sel se vanter de sa réussite.

C’est donc le moyen de devenir riche qui fait question car à partir d’un certain niveau, c’est le vol comptable, le détournement de capitaux, la plus-value abusive, l’optimisation fiscale qui permettent de valoriser le capital. Et si le capitalisme nous était présenté sous cet angle-là, personne ne cautionnerait l’escroquerie.

« Chez Total, les actionnaires ont reçu un chèque de 8,6 milliards en 2019. Un montant quasi-identique à celui versé à l’ensemble des salariés du groupe. Chez Total, le dividende est stable ou en hausse chaque année depuis plus de 35 ans. Chez Total, la sieste rapporte autant que le travail.» François Dedieu dans Marianne, le 21 février 2020.

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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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