Mode sombre

Feuilleton à l'eau de rose où il sera question d'hyperlaxisme social et de fistule idéologique -
Episode 1 

La ville – ou la villette, car elle n'est pas très grande – dort. Il est tard. Au moins 23h37. Voire 42, mais ça, il n'y aurait que la petite vieille enroulée comme du lierre autour des grilles en fer forgé de son balcon qui pourrait nous le dire. Elle consignait tout. Les allées et venues, les madame Michu-à- fichu, les escampettes de monsieur-tout-le-monde avec sa baguette pas trop cuite sous le bras. Les essaims de jeunes, leurs rires gras emmêlés dans leurs appareils dentaires, leurs déodorants entêtants. Les sort-le-chien, les j'vais-prendre-l'air, les aujourd'hui-je-voudrais-être-personne avec leurs écharpes rabattues sur le museau. Mais bon voilà, la petite vieille n'est plus. Elle s'en est allée fricoter avec les cyprès, tresser la couenne des lombrics, s'rempoter le dentier, gober des racines- bolognaises, se rembourrer le soutif avec des pissenlits. Comme on dit. Tout ça, c'est la faute à la Covid. Ah, on me dit dans l'oreillette que je digresse ("GRAISSE !" hurle dans mon esprit la partie en-jupe-culottée de mon cervelet qui se croit drôle alors que, ben, non, et qui ferait mieux de s'inscrire sur un site de rencontre.) mais je vous ferai remarquer, bande de délateurs à la botte de la Cohérence, que c'est pas moi qui digresse, c'est l'époque. Oui, elle nous digresse bien les trous de balle, la vilaine, avec de l'huile de palme par-dessus le CAC 40. Mais ça aussi, c'est encore une autre histoire et je ne peux décemment pas écrire une histoire qui fait que de dégueuler des histoires à tire-l'arigot. Sinon, ce sera plus une histoire mais une cuvette de chiottes, et ça, ça ferait comme qui dirait souillon sur mon curriculum litterae. Donc vite, un sort à la vieille. Son histoire dérisoire. Elle est morte à l'Inter. La pauvre y est allée un samedi, et avec le confifi de 18h qu'empêche les braves gens d'acheter leur cassoulet sous vide les soirs de semaine, c'était noir de monde. On y voyait plus rien. Que dalle. Que des silhouettes noires sans pieds, et sans visages. Tellement qu'un facho en aurait fait une phlébite de la gencive de se croire supermarchant en Ouganda. Mais la vieille était coriace : elle la voulait sa botte de poireaux en provenance de Pologne. Alors courageusement, elle s'est immiscée – oui, immiscée- entre un obèse en chemise hawaienne et une orthorexique avec un double-décimètre (elle n'achète que des tubercules de moins de douze centimètres par respect pour son mari, qui est aussi l'amant de la boulangère et le comptable d'un homme frappé prématurément de calvitie, mais ça aussi c'est une autre histoire.) et la pauvre s'est fait broyée. Pour de vrai. Purée d'os, mousseline de tissus, crèmosité funeste. On a retrouvé qu'une peau toute jaune, répandue sur le sol comme une serpillière dégueulasse qui saurait plus faire sa part de serpillière. Donc on saura pas s'il était 37 ou 42, mais comme on s'en démoule le coquillage surgelé, je poursuis. Il était tard donc, et voilà tout. Rodéo, silhouette dégingandé (prononcez -jhein, et non -guhein, incultos linguéals), s'avance dans la nuit. Ou plutôt, il la fend de son pas pressé, comme King Jésus from Nazareth en son temps qu'a fait se relever l'ourlet salé de la mer (grave la classe l'effet spécial, quand on y pense. Mais entre nous, qui y pense ? Pas toi, Sabrina. Ni toi, Daniel. Et encore moins toi, Gégé. Moi, je dis, ou plutôt, je prescris : méditez.). Il a sûrement la taupe au guichet. Ou l'envie furieuse d'ouvrir le dictionnaire pour vérifier l'orthographe du mot "arachibutyrophobie" (Allez voir : ça vaut son pesant de noix de cajou). Quoiqu'il en soit, pressade littéraire ou bien physiologique, il trace. En sens inverse, au même endroit, à la même heure – 23h42 me susurre à l'oreille un spectre (la vieille) qui ne veut pas ascensionner tant que Drucker n'a pas fait son coming-out capillaire -. C'est beau ; ils marchent l'un vers l'autre comme des parenthèses qui se rapprochent, avides d'encoller leur arrondi sur l'arrondi de l'autre. Elle -Jumelette - repère son t-shirt détendu, son cou nervuré ; il observe ses yeux, sa jupe plissée sous laquelle s'agitent deux escalopes – et quelles escalopes !-. Ils se savent entre les mains du Destin qui, lui, se cure le nez croyant n'être pas vu (It's an epic fail, man ! ) et se rendent à son impérieux accomplissement. A l'approche de leurs poitrails respectifs vers lequels ils fusent inexorablement, ils halètent comme des sexagénaires qui s'essayeraient au cours de body-pump après un enième pot de départ à la retraite au cours duquel les mini-quiches et les roulés au jambon s'enfilaient sévère. Ça buffle, ça vapeurise, ça tchou-tchou-ise. Bientôt, leurs mains se serrent, leurs bouches s'embananent l'une sur l'autre malgré les masques qui donnent à leur haleine un fumet de PQ d'ehpad. Ils s'embrasent, ils flambent. Crash de météores sur le bitume qui ne se doute de rien car, justement, c'est du bitume. Elle sent la pulpe de son sexe battre la chamade sous son string en P.V.C, il sait que son zgeg braille l'Internationale dans son slip solidifié de la veille. Dans la pénombre, ils rêvent. Elle à son odeur torride de caribou décoiffé. Lui à son parfum fleuri qui lui rappelle sa grande-tante Adeline qui aimait le point de croix et le strip-poker. Tout à coup, et simultanément au milieu de leur songe, ils sont frappés par une vérité qui s'abat sur eux comme un prédicateur greenpeacéen dans la rue. 

- Vous êtes de gauche, n'est-ce pas ? demande-t-elle d'une voix blanche
- Comment le savez-vous ?
- L'espace d'un instant, j'ai cru que vous vouliez me vendre du fromage de chèvre.
- Et vous, à droite ?
- A droite toute. Regardez : j'ai la raie au milieu.
- C'est terrible. Et notre amour naissant ?
- Oh Rodéo, nous sommes damnés.
- Oh Jumelette ! Non. Jumelette. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
- Pourquoi quoi ?
- Pourquoi n'ai-je pas acheté ce dentifrice solide à l'argile verte sur le stand de cette femme vegan qui portait un sarouel et qui donnait le sein à un igname erythréen qu'elle prenait pour un rescapé yéménite sans que personne n'ose lui dire ? 

Suite au prochain épisode... 

 


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À propos de l'auteur(e) :

Alexandra Lucchesi

En 2006 et après des études littéraires, Alexandra Lucchesi participe à la création de la compagnie de théâtre l'Oiseau Monde au sein de laquelle elle met en scène  ses propres textes. En parallèle, elle poursuit ses explorations protéiformes en écrivant des contes, des chansons, des romans. Son univers, architecturé autour d'une langue gourmande et poétique, se veut être toujours au service de la vie, sa foulée, son relief teinté d'ombre et de lumière.


Auteure et metteur en scène

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