Rectifier le biais
C’est pas toujours facile de se remettre en cause. D’une part parce qu’on n’a pas obligatoirement l’idée de le faire et puis même lorsqu’on en sent la nécessité, ça demande un travail sur soi et un effort à long terme. Un mauvais pli, ça nécessite souvent un lavage complet avant le coup de fer final à la vapeur. Bref, c’est du taf !
En m’intéressant à l’essor récent de la zététique et des neurosciences, j’avais mis la main sur une liste non-exhaustive de biais cognitifs et j’en avais fait un exercice plutôt rigolo qui marchait plutôt bien avec mes apprentis (je suis formateur dans l’industrie). Le titre est explicite : Des biais cognitifs qui nuisent à la pensée rationnelle. J’avais rédigé une petite intro à ma façon et j’en étais plutôt content, quoiqu’un peu pompée, (l’intro, j’veux dire), sur un site canadien tout de même.
« Les biais cognitifs sont des formes de pensée qui dévient de la pensée logique ou rationnelle et qui ont tendance à être systématiquement utilisées dans diverses situations. Ce sont des travers de pensées ou plus trivialement des « pièges à cons ».
Ces jugements rapides sont pourtant souvent utiles mais sont aussi à la base de jugements erronés typiques. « Tout le monde court, alors je cours et j’échappe à Godzilla ou je suis la victime d’un gag collectif. Dans les deux cas, je survis. »
Le concept de biais cognitif a été introduit au début des années 1970 par les psychologues Daniel Kahneman (prix Nobel en économie en 2002) et Amos Tversky pour expliquer certaines tendances vers des décisions irrationnelles dans le domaine économique. L’affect joue un rôle parfois aussi important que la logique ou l’expérience dans le choix. »
Suit une liste de biais cognitifs avec des exemples de mon crû et pas piqués des hannetons. La fiche est agrémentée d’une illusion optique et d’une blague révisionniste (voir ci-dessous en annexe). Bref, c’était un document dont j’étais assez fier, d’autant que j’y avais passé du temps.
Et puis en écoutant et en lisant Barbara Stiegler, je me suis aperçu que le concept même de biais cognitif faisait l’objet d’une critique tout à fait pertinente de la part de la philosophe qui explique comment le néolibéralisme s’inspire de cette théorie selon laquelle l’espèce humaine serait « inadaptée, affectée de mauvais penchants et toujours en retard sur les évènements ». Barbara Stiegler montre également que, face à cette défaillance supposée de l’esprit humain décidément trop irrationnel, l’Américain Walter Lippmann avait, dans les années 30, imaginé un État fort et dirigiste, chargé de fabriquer du consentement éclairé de la part de la population, quand ce n’était pas à son insu, par des méthodes de manipulation. Un autre Américain Richard Thaler a obtenu le Prix Nobel de l’Économie en 2017 grâce à son économie comportementale selon laquelle toutes nos décisions seraient influencées par les biais cognitifs. Ça sent le marketing à plein nez et ça fait tout de même beaucoup de comportementalistes américains sur ma route.
En d’autres termes, le néolibéralisme, dont Emmanuel Macron est imprégné jusqu’à la prostate, nous prend, nous les foules, pour des crétins irrationnels et réfractaires auxquels il convient de montrer le droit chemin quoi qu’il en coûte avec des techniques, les « nudges » qui utilisent les biais cognitifs afin de nous faire opter pour des choix inconscients avec des incitations masquées. Une sorte de coup de pouce en douce au service du « bon » choix, quoi ! Obama et Cameron s’en sont servis pour gouverner : bravo la démocratie libérale et la manipulation, quoique la conséquence ultime (Trump et Johnson) laisse un peu perplexe. Pas étonnant que l’ultratlantiste gadgétophile Macron leur ait emboité le pas sans tiquer, d’autant que Merkel s’était elle-même entourée d’une « nudge unit ». Vous avez sans doute entendu parler de BVA et de ces agences américaines, qui gravitent autour de l’Élysée et que nos impôts payent en centaines de milliers d’Euros… pour inventer l’attestation de déplacement dérogatoire qu’on a tous trafiqué à coups de stylo effaçable ou l’appli StopCovid qui voulait nous faire croire que seuls les mauvais citoyens ne l’avaient pas télécharger. Ça continue avec le pass-pass sanitaire qui est loin d’être un carnet de santé mentale mais un nouvel auchweiss anticonstitutionnel.
Et donc me revoilà avec ma fiche de biais cognitifs, gros-Jean comme devant (google trad: big jeans as in front, autrement dit, aussi con qu’avant). J’avoue que j’ai un peu de mal à la foutre à la poubelle, ma fiche. Il y a quelques heures de boulot, des exemples rigolos et un exercice plutôt stimulant. Ouais mais cette méthode à deux balles qui consistent à faire rentrer ces conneries dans des cases avec une étiquette me donnent des remords au niveau de la déontologie : certes, ça ressemble à un kit de survie sur les réseaux sociaux mais à y regarder de plus près, c’est un rien bordélique, ces 25 biais, et au lieu de multiplier les cas, il faudrait peut-être chercher ce qui les unit. L’observation erronée ou insuffisante, l’induction exagérée, l’erreur logique, la déduction fautive, l’analogie abusive, l’attraction idéologique, le défaut par confort intellectuel, l’influence des affects. Et puis finalement il manque l’essentiel à savoir ce qu’est la pensée, la production de connaissance, la méthode hypothético-déductive. Bon, j’arrête de faire le malin.
L’idée, c’est de comprendre que pour produire de la pensée, il me faut d’abord émettre une hypothèse sur la réalité : sur un thème, je formule un prédicat falsifiable et pas du genre : quelques fois, les oiseaux volent. Non, je me lance pour de bon et après avoir observé une omelette à côté d’un nid écrasé sur la terrasse du voisin, j’émets la proposition suivante : tous les oiseaux pondent des oeufs. Je regarde un peu autour de moi et je constate que les poules, les canards, les pigeons, les moineaux et les faucons pondent des oeufs. C’est un peu léger comme expérimentation mais je ne vis pas non plus en pleine forêt. Et puis, je ne vais pas non plus parcourir le monde entier en jumbo jet privé pour vérifier si tous les oiseaux pondent des oeufs. Ce serait comme d’essayer de vérifier qu’il y a un cadeau dans tous les kinder surprise ou qu’un capitaliste se cache à l’intérieur de chaque entrepreneur. Au bout d’une quantité suffisante d’observations favorables à ma proposition, par induction, j’en conclue que tous les oiseaux pondent des oeufs. Et paf, ça tombe juste. J’aurais pu tenter le coup avec tous les oiseaux volent et l’autruche et l’empereur seraient venus me casser l’hypothèse. Voilà donc la base de la pensée scientifique : faire des propositions falsifiables autant que possible, et tant qu’à faire cohérentes entre elles, qui peuvent être vérifiées par l’observation.
Mais je ne dois jamais oublier que je suis l’observateur, que je ne suis pas ni neutre ni objectif, que j’ai été élevé et formé dans un milieu où on pense d’une certaine manière qui n’est pas la seule façon de voir les choses et enfin que j’ai tout intérêt à ce que mon observation soit favorable au point que j’ai envie de prouver. Bon, je suis pas loin d’avoir fait le tour des 25 biais cognitifs mais au lieu d’aborder le péquin pensant comme un corniaud au cerveau reptilien bourré de biais à corriger, je l’ai posé comme un être doué d’une rationalité logique, d’une histoire et d’intérêts. C’est tout de même plus valorisant quand on envisage de s’adresser à des citoyens. Ce n’est malheureusement pas l’option qu’aura retenue ce fils de pub d’Emmanuel Macron.
A lire:
Ici l’article du Point, l’un des rares à avoir révélé que l’équipe de bras cassés de l’Élysée utilisait des techniques dignes du marketing le plus trivial.
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
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