Mode sombre

Cet édito a été publié dans la version papier du numéro de mai.

Edito, apéro, même topo! On boit un coup, on picore deux trois trucs entre amis en se balançant des vannes. On va donc la jouer dans cet esprit guinguette, sans se prendre la tête, un peu comme ces gens qui dansent sur du HK pour se faire du bien. Et y a pas de mal à se faire du bien tant que ça ne bouffe pas plus que ça, la planète. Autant je suis pour le tir à vue sans sommation sur les jet-skieurs, autant je trouve que danser encore permet de libérer les corps que l’État contraint déjà beaucoup trop ces temps-ci.

Y a pas de grands mouvements socio-politiques sans affects ni manifs mais y a pas non plus de changement durable, pas de rupture idéologique, pas de bouleversement anthropologique sans observations ni études. Alors quoi? On se lâche sur son clavier de PC ou on pose un genou à terre? On pousse des coups de gueule sur les réseaux et on en reste à l’apéro? On se farcit Le Capital ? Ou on danse?

Si le néolibéralisme ne cherche à faire de nous que des individus contractuels et consommateurs, alors sortir de chez soi, se retrouver pour danser, pour rire et plus simplement pour se sentir être ensemble, faire corps social, ça, c’est de la résistance. Une résistance pratique aux pièges du confinement et du numérique, à la portée de tout le monde, de tous ceux en tous cas qui ne veulent pas céder à la panique et se soumettre au désespoir.

On peut comprendre ceux qui ont peur. Le monde extérieur parait hostile si on ne le voit qu’à travers les écrans et derrière un masque. Dehors, la vie continue malgré ceux qui voudraient la mettre au pas. Pas question non plus de s’entasser dans une partouze générale pour niquer le pouvoir. Non, l’idée, c’est de prendre l’air et peut-être un peu de recul. Alors on danse !

Vu qu’il y a prescription, je vous avoue que je suis allé en Bretagne. Avec une excellente raison impérieuse : je suis même allé à la plage. J’ai même causé avec des étrangers, des bourgeois parisiens, en faisant trempette dans une mer à 12 degrés. Les gamins en maillot criaient et riaient en se foutant à la baille, ’tain, c’était trop bon, ça vivait à nouveau! Et ça, on nous l’interdit, on empêche nos corps de sortir du périmètre, on leur impose un couvre-feu, de l’angoisse, des vaccins. Et en pleine forêt de Chaux, je croise une joggeuse avec un masque. Injonction bien intégrée. 

Encore une fois, j’en appelle pas au gang bang en plein air, à la mêlée en sous-sol. Y a des supermarchés pour ça. Moi aussi, j’ai envie que Gisèle, elle puisse revoir ces petits-enfants et surtout qu’elle arrête de nous casser les couilles à la radio. On a surtout envie d’entendre parler d’autre chose que de taux d’incidence et de restrictions, d’agressions racistes et de cas contacts, de délire sécuritaire et d’union républicaine. Alors on danse !

On danse parce qu’on n’a qu’une vie et qu’une bande de connards cupides et corrompus nous la gâche trop souvent. Mais on n’oublie pas non plus qu’on a qu’une planète et qu’il ne s’agit pas de faire n’importe quoi avec. Et si on ne peut pas se passer d’elle, elle se passera très bien de nous, la Terre. Alors il faut bien continuer sans relâche à faire comprendre ce qu’il se passe. Il faut continuer à montrer les mécanismes et les rouages de tout le bastringue capitaliste. Même si les gens n’ont pas envie d’entendre, faut pas lâcher l’affaire.

Et puis il y a l’increvable Bernard Friot qui est là pour nous rappeler que la bourgeoisie cherche à détruire ce que nous, la classe salariale, lui avons arraché de haute lutte en des siècles de bagarres. Il existe déjà des institutions anticapitalistes et communistes et je vous rappelle que selon Marx et Engels, le communisme est le mouvement réel de sortie du capitalisme. Pas un espoir utopique sans lendemain mais un déjà-là bien concret qu’il s’agit non seulement de défendre mais d’étendre à l’ensemble des travailleurs. C’est ça le combat du salaire à la qualification personnelle, à ne surtout pas confondre avec le revenu universel qui n’est que l’aumône des libéraux. Et là, il ne suffit pas de danser encore pour le comprendre. Faut bosser un peu. Un travail de fond pour un jour provoquer une vague du même acabit. Bosser mais pas forcément tout seul dans son coin et devant des vidéos. Agir ensemble et penser concrètement pour ne pas laisser le pragmatisme aux seuls néolibéraux.

Tous les projets sont les bienvenus. Alain Damasio parle d’archipel dont il faut peu à peu réunir les îlots. Pourquoi pas ? Mais c’est dur. On en chie dans les ZAD. Et à Dijon ou à Besançon, les mairies envoie les bulldozers dans les jardins du peuple. Et je ne pense pas que ça suffira. Les projets comme Kawa TV et Libres Commères, il en fleurit partout. Génial ! Mais tant que les gros tuyaux de l’information seront tenus par nos adversaires, la même pompe à merde continuera à en mettre partout. Se boucher le nez n’est pas suffisant pour faire bouger les lignes. Il faut proposer et exposer encore. Des petits projets anti-système. Très bien, allons-y. Mais les hirondelles ne font pas le printemps. Même si on danse.

Alors bien sûr, il est permis de rêver d’un monde de câlins et de pâquerettes où chacun oeuvrerait pour le bien de l’autre et le salut du monde, un monde d’associations libres sans tous les trucs qui nous emmerdent. D’accord, mais à l’apéro et entre amis. Disons que c’est la part du spectacle au sens où Debord l’entend. Le grand cirque de l’émotion et de la provocation. C’est « mort aux cons » et ACAB tagués en orange fluo sur un pont au-dessus du canal à Dole. « Vaste programme », répondait De Gaulle mais surtout vaste connerie parce que si on commence à zigouiller du con, on n’a pas fini de faire des martyrs. Et le spectacle se retournera contre les flingueurs. C’est peut-être dommage mais le temps du terrorisme est révolu. Ça ne veut pas dire qu’on enterre le rapport de forces et l’intimidation. Les Gilets jaunes ont trop bien montré que ça marchait encore.

Bernard Friot n’est pas le plus sexy des orateurs. Mais quand on commence à entrevoir la révolution anthropologique qu’il propose, on est saisi par l’ampleur du bouleversement intellectuel que cela implique. Ce n’est pas particulièrement compliqué mais cela va tellement à l’encontre de la conception de l’être humain que les libéraux nous ont mis dans le crâne depuis des lustres que la culbute des idées ne se fait pas toute seule. Alors on bosse. On lit, on écoute, on observe. Y a de quoi faire sur le net. Sur notre site déjà. Ça n’empêche pas de danser parce qu’il faut que le corps exulte. Et on danse dans la rue parce que c'est pas demain que les boite vont rouvrir. Le gouvernement n'est pas allé si loin pour nous relâcher dès demain.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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