Mode sombre

On a été prévenu comme d’habitude quand il y a une expulsion qui se prépare. « Sitting le 15 juin, 104 rue Blaise-Pascal aux Mesnils contre mise à la rue Kalashyan par direction du CADA qui veut leur retirer leurs clefs dès 7h00 du mat ». La dernière fois pour moi, c’était en mars 2019 : il ne faisait ni jour ni chaud quand je me suis pointé à la ZUP à moitié pour le journal, à moitié pour faire obstacle à l’expulsion. Je me souviens aussi que Nathalie était encore parmi nous ce jour-là… enfin bon… Cette fois-ci, ça se passait rue Blaise Pascal, toujours à 7h00 mais il faisait déjà bon et ça s’annonçait comme une belle journée bien torride. 

La famille Kalashyan occupe un appartement dans la barre d’immeubles pas très réjouissante qui va être rasée bientôt. Enfin, bientôt… des sources non confirmées ont tout de même l’air de dire que ça pourrait ne pas démarrer avant 2022. Il n’y a donc aucune urgence à mettre ces gens à la porte. Ce n’est d’ailleurs que l’une des raisons invoquées par la direction du Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile de Dole, géré par l’association Le Saint-Jean à Dole. C’est cet organisme subventionné par l’État qui loue au Grand Dole l’appartement qui abrite la famille arménienne. C’est aussi elle qui gère le Foyer des jeunes travailleurs.

Les Kalashyan sont arrivés en France en août 2018 sans rien demander à personne avant même que l’Arménie ne soit en conflit avec son voisin azéri. Samia Coupat de l’Accueil citoyen des réfugiés (ACR 39) connait bien leur dossier et on a profité de ce qu’il n’y ait pas encore de signe des autorités pour comprendre un peu le problème. Les Kalashyan ont été déboutés de leur demande d’asile et ils font actuellement leur premier recours devant la Cour Nationale du Droit d’Asile. Ils ne peuvent pas prétendre à l’asile politique. En cas d’échec de leurs démarches actuelles, il leur restera encore deux recours légaux, je vous passe les détails, et Samia estime à la louche qu’ils ont encore au moins deux ans de délais de procédure devant eux. Suren (lui) et Nune (elle) ont trois enfants. Les deux ainés, Lilit, 10 ans et Elen, 8 ans, vont à l’école Georges Sand à côté et la dernière, Mane, est née en France, il y a onze mois. Les parents sont descendus vers 7h05 à la rencontre du groupe qui s’est formé en bas de l’immeuble et où je découvre un élu (autre que Laurence Bernier) avec son écharpe (bravo!). L’un des membres du groupe dont je connais tous les membres s’est trompé de sonnette : il y a, semble-t-il, une autre famille Kalashyan dans l’immeuble d’à côté mais Suren pense qu’ils sont les seuls dans cette barre à loger dans un appartement loué par le CADA au Grand Dole. Comme je l’ai déjà dit, le bâtiment est voué à la démolition à plus ou moins court terme mais un certain nombre d’appartements ont encore l’air occupé. Vous ne le savez sans doute pas mais Jean-Marie Sermier est devenu il y a quelques mois président du CA de l’association Le St-Jean, très vraisemblablement pour garder un oeil, non pas sur l’immigration dans le secteur comme le pensent les mauvaises langues mais parce qu’il y a une grosse affaire immobilière à venir avec le CADA et le Foyer des jeunes travailleurs et que notre élu veille sur nos sous. Rien de plus normal. Rien de plus normal non plus de lui adresser une bafouille pour lui demander de trouver une solution pour les Kalashyan vu qu’il a ses entrées et au CADA et au Grand Dole. L’ACR 39, la Ligue des Droits de l’Homme, Artisans du Monde, le Cercle du Silence et les Restos du Cœur lui ont par conséquent récemment écrit et il n’a toujours pas répondu. Bon, d’accord, mais il a tout de même une campagne régionale sur les bras, ce brave homme! Et puis il avait pris soin de rencontrer les représentants de plusieurs associations de défense des droits des migrants parce que, comme Samia me le racontait, les relations sont tendues avec le CADA depuis un certain temps. Les associations reprochent notamment à Sophie Ogier de faire pression sur les hébergés pour les faire déguerpir sans qu’il y ait urgence. Cette dernière fait valoir que la Préfecture lui met la pression. Or Samia a pu le constater au moins à une reprise, les services préfectoraux, avec pourtant actuellement à leur tête un préfet Philot plutôt zélé à faire appliquer la loi, n’avaient rien demandé. La direction du CADA prendrait-elle des initiatives? Reçoit-elle des pressions d’ailleurs? En a-t-elle un peu ras le cul de ces gens qui s’incrustent au lieu de partir gentiment quand on leur demande? Toujours est-il que Jean-Marie Sermier (en présence de son attaché parlementaire, tiens! tiens!) avait, semble-t-il, donné l’impression de vouloir calmer le jeu et se montrait prêt à entretenir des relations « normalisées et pacifiées » (les mots sont de Samia, sans doute pas du député). 

Petit commentaire personnel : Jean-Marie Sermier m’a, en face et en souriant, affirmé il y a plusieurs années que « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». Président de Le Saint-Jean, il n’en reste pas moins politiquement prometteur… enfin, disons plutôt qu’il promet en bon politique. Non, c’est pas encore, ça… bref il fait des promesses et les hommes politiques sont bien connus pour ne pas les tenir. Jean-Marie Sermier est un homme politique, donc… je vous laisse conclure. On attend par conséquent sa réponse. Mais je doute qu’elle tombe avant le 28 juin, vu que les Régionales, ça se termine le 27 et que pour l’instant sans rien faire, il se met les anti-migrants dans l’urne (au second tour du moins). En intervenant, il crée une affaire « humanitaire » pas très charitable. Pour le moment, Nune Kalashyan ne dort plus et prend Doliprane sur Doliprane parce qu’elle a la tête comme une pastèque à force de ne pas savoir ce qu’il va leur arriver. Suren n’est pas très bavard mais je vous laisse imaginer ce qu’il peut se tramer dans leur tête de jeunes parents. Deux ou trois fois dans ma vie, j’ai été dans cette situation avec ma propre famille, la voiture chargée de tout ce qu’on possédait, avec sans doute un peu plus d’argent en banque que les Kalashyan, et aucun endroit où se poser… je ne le souhaite à personne. Mais revenons-en à notre cas pour ne pas que vous puissiez me reprocher de faire dans l’ultra-gonzo. 

Ce mardi 15 juin était la date butoir à laquelle la direction du CADA avait arrêté sa décision vis à vis des Kalashyan. Au CADA, on leur a fait entendre que le centre n’a pas vocation à accompagner les personnes déboutées et qu’ils n’avaient qu’à s’adresser aux associations pour être hébergés. Sauf qu’ils sont 5 et qu’on ne peut pas les loger dans une piaule sans salle de bains. Sauf que le CADA a pour mission d’accompagner les migrants jusqu’au bout de la procédure. Or il reste un bon bout de temps de présence légale sur le territoire français pour ces gens dont les enfants suivent bon an mal an une scolarité normale.

Vous remarquerez que je n’ai pas sorti les sanglots longs des « violons les droits de l’Homme ».

Nune et Suren sont remontés préparer les enfants pour l’école et une délégation (l’élu était du lot mais j’ai oublié son nom) s’est rendue au CADA Saint-Jean pour y rencontrer sa directrice Sophie Ogier. J’aurais aimé assister à l’entretien mais je suis allé donner les derniers conseils à mes bacs pro avant l’épreuve du lendemain. Samia m’a téléphoné plus tard et malgré plusieurs coups de fil plutôt insistants de ma part, je n’ai toujours pas eu de réponse de la direction du CADA : j’en conclue que Sophie Ogier n’a pas très envie de me parler. Elle m’avait fait le même coup pour l’accession à la présidence de Le Saint-Jean par Jean-Marie Sermier. Je courais après un compte-rendu d’AG tout ce qu’il y a de plus banal et j’était tombé sur l’arrivée plutôt discrète du député qui n’a pas cherché à ce que ce soit moi qui annonce la nouvelle dans le Progrès. Bref, c’est donc Samia qui m’a fait un bref résumé au téléphone et à chaud, ce qui a de l’importance, c’était tout frais, un résumé de cet entretien bien sûr.

La directrice du CADA leur aurait affirmé qu’il ne s’agirait pas d’une expulsion proprement dite mais que les Kalashyan devaient « rendre les clefs ». Je suis un amateur de non-sens, je lui ai donc fait répéter. Ils ne sont pas vraiment expulsés mais il faut qu’ils rendent les clefs de l’appartement. Ce qui leur laissent trois solutions: la première consiste à rendre les clefs et à faire volontairement leurs bagages. La deuxième, c’est de laisser la porte ouverte auquel cas le CADA viendra faire changer les serrures comme c’est déjà arriver qu’il le fasse. Enfin, les Kalashyan peuvent d’enfermer à l’intérieur, jeter les clefs par la fenêtre et se laisser mourir de faim. Bref, y a un problème. Une impasse.

J’entends déjà ceux qui… « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Voilà, c’est fait. On est d’accord mais ils ont là, les Kalashyan, et si les parents sont rentrés sans notre autorisation en France, les mômes, eux, ils ont rien demandé. Tant que l’État français n’a pas définitivement statué, ces Arméniens ne sont pas obligés de quitter le territoire. Y a peut-être moyen de… J’en sais rien de quoi, moi ! Mais ces cas vont se reproduire. A 8h00, avenue Blaise-Pascal, il faisait déjà chaud et on a crevé toute la journée alors que ce n’est pas encore officiellement l’été. Et ce n’est pas les caméras thermiques pour surveiller les extra-territoriaux que promettent les identitaires d’extrême-droite qui y changeront quoi que ce soit.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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