Mode sombre

Louis s’étonne de la confusion du moment. L’été a vu se multiplier les manifestations contre l’obligation vaccinale et la création d’un Pass-sanitaire. Celles et ceux qui descendent dans la rue le font au nom de la défense des libertés individuelles. On peut en effet voir dans de telles mesures une intrusion de l’État dans les choix de vie des individus, une limitation de la puissance d’agir de certains, s’ils refusent de se soumettre aux normes collectives.

Ce qui surprend Louis n’est pas là, mais dans l’inversion des schémas politiques traditionnels. Depuis l’arrivée au pouvoir de Macron, les opposants lui ont reproché son libéralisme exacerbé, sa propension à privilégier une politique de droite, au moins sur un plan économique, bref, sa tendance à favoriser les intérêts privés d’une minorité au détriment de l’intérêt général, du bien commun, etc. Pourtant, et là est le paradoxe, la politique conduite durant la crise du coronavirus a été engagée au nom précisément de la défense de la collectivité, pour le bien de l’ensemble de la société, et ultime objectif, pour la préservation de la santé et de la vie de tous. Dans cette logique, les citoyens furent considérés par l’État d’abord et avant tout comme des êtres vivants et furent traités prioritairement comme des vivants, puisque toutes les autres strates de l’existence : travail, éducation, relations sociales, passaient au second plan. On ne pouvait plus aller travailler afin de ne pas contaminer ses collègues, ou afin de ne pas être contaminés par eux, pas d’école pour les mêmes raisons, idem pour les relations amicales, familiales, sociales en général. On ne pouvait plus alors avoir qu’une seule activité : rester en vie, et en bonne santé si possible. Sa mission à lui, État, telle en tout cas qu’il la proclama, fut alors de sauver les vies, à tout prix. Louis se souvient du discours du Président le 12 mars 2020, à la télévision : « La santé n’a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, quoi qu’il en coûte. » Pour atteindre ce but, deux outils, le confinement, puis la vaccination généralisée.

Or, définir ou reconnaître un être humain comme un vivant, c’est le reconnaître par des qualités et des propriétés qu’il partage avec tous les autres individus de son espèce. En tant que vivants, nous sommes identiques, nos fonctions vitales sont les mêmes, pour rester vivants, nous devons satisfaire les mêmes besoins, les mêmes impératifs s’imposent à chacun et à tous. Quand on me demande de me présenter, de m’identifier, je ne réponds pas : Je suis vivant, c’est-à-dire je bois, je mange et je respire. Si je répondais ainsi, je ne parlerais pas de moi, mais de n’importe qui. Pour me définir, moi, je réponds par les propriétés qui me semblent relever de mes choix, de mes décisions, de mes goûts, etc., je m’identifie par ce qui me singularise, me particularise, par ce qui relève de ma liberté. En revanche, vivre est l’action la moins individualisante qui soit, aucune de nos décisions personnelles ne s’y exprime, ne s’y dessine. Allons jusqu’au bout du raisonnement, vivre c’est l’expérience la moins libre que nous connaissons. Pour vivre, nous sommes tenus par des nécessités absolues, il faut satisfaire les besoins biologiques du corps, nous n’avons pas d’autre choix. C’est pourquoi c’est aussi, sur un plan conceptuel, l’idée libérale la plus pauvre. Les penseurs libéraux cohérents l’ont bien compris qui se battent pour le droit à ne pas être vacciné, et pour laisser chacun décider de son sort devant la vie ou la mort. La liberté, dans ce cadre, vaut plus que la vie, parce qu’elle est le moment où la vie devient ma vie. Encore faut-il que chacun puisse exprimer pleinement sa liberté.

La bonne stratégie, devant la politique gouvernementale ne serait-elle pas alors, plutôt que de contester les choix anti-libéraux d’un État libéral, de lui demander de pratiquer la même politique dans d’autres champs de notre existence sociale ? Si l’État se donne pour mission, face au virus, de protéger tous les citoyens, de les traiter tous également, de ne pas compter pour sauver les vies, pourquoi ne le fait-il pas tout autant dans le rapport capital-travail, en luttant contre les inégalités, et en assurant une véritable promotion par l’école, en développant la protection sociale ? Pourquoi les appels à la solidarité, à la fraternité, au respect de la dignité de tous, ne vaudraient-ils que dans le domaine de la santé et disparaîtraient-ils dans le monde de l’entreprise, des droits sociaux, des  accueils de migrants ? 

Ce que fait semblant d’oublier le gouvernement, c’est que la vie humaine, pour être vraiment humaine, ne doit pas être valorisée uniquement sur un plan biologique. L’humanité de l’homme commence au-delà de sa survie biologique, elle est dans les activités propres à son génie : la culture, le travail, et, in fine, la politique, au sens où la politique délimite des lieux, réels et symboliques, où peuvent se déployer des relations inédites entre les membres de la société, à la différence de la répétition sempiternelle des rapports entre les individus d’une termitière ou d’une meute de loups, réglés, eux, par leur seule nature biologique. La défense de la vie à tout prix tend à occulter la dimension historique de la condition humaine, dimension qui excède les projets de nos gestionnaires actuels, confinés dans le seul présent, et qui rappelle la positivité des luttes et des combats sans lesquels la liberté serait encore dans les limbes. 

 

Crédit photo: Yves Regaldi


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À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.


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