Mode sombre

Ce texte de Mathieu Maysonnave que nous publions ici en deux parties est paru dans la version papier de Libres Commères de novembre, toujours disponible à la Fleur de Sel, place aux Fleurs, à Dole.

Je suis en classe de sixième, c'est la rentrée. Notre professeur de Français vide un sac de livres sur son bureau dans un fatras formidable. Allez, il faut en choisir un ! Les enfants hésitent, louvoient, les plus lents à la lecture se battent pour les livres les plus minces. Je m'en souviens comme si c'était hier, parce que je suis le dernier à choisir (une prédisposition à l'aboulie, peut-être). J'hésite entre les deux derniers bouquins laissés sur la table, les plus épais, tirés d'une même série : Harry Potter. Jamais entendu parler. Nous sommes en 2001.

Un mois plus tard, dans la même classe, je fais un exposé sur ma lecture. En parlant de Ron (diminutif de Ronald, le meilleur ami d'Harry), je prononce « rond » (OK, j'étais nul en anglais, mais j'avais seulement 10 ans et aucun film n'était encore sorti. Restez cools.)

Après cet événement, Harry Potter a accompagné toute mon adolescence. Je fais partie de la génération qui a littéralement grandi avec Harry Potter. Le long intervalle de temps qui a séparé la sortie des tomes 4 et 5 avec ce pouvoir qu'ont les enfants d'éprouver le temps dans une multitude incandescente – a permis d'ouvrir la boîte à fantasmes et de se projeter dans un monde magique. J'empruntais de nombreux autres livres à la bibliothèque, mais indéniablement, l'œuvre de Rowling comptait. Il importe également de rappeler qu'à cette époque, Internet en était à ses balbutiements et s'installait à peine dans les foyers. On s'ennuyait sans jamais vraiment s'ennuyer. J'avais du temps pour lire et imaginer (ou comme dit Montaigne : niaiser et fantastiquer).

Et puis au lycée, j'ai progressivement tourné le dos au monde d'Harry Potter. Les films sortaient les uns après les autres dans une logique commerciale infernale et – plus grave – les images projetées sur grand écran ne correspondaient pas (mais pas du tout) à l'univers mental que je m'étais forgé. Deux détails instructifs parmi d'autres : il est maintes fois répétées dans les premiers tomes qu'Harry a les cheveux en bataille et qu'Hermione est assez laide ; or, dans les films, Harry donne l'impression de sortir tout juste du hammam et Hermione d'être influenceuse beauté sur YouTube Kids. Au sens propre comme au sens figuré, les films rendaient les personnages complètement lisses. En plus de cela, j'étais en quête d'œuvres plus matures. Le besoin d'en finir avec l'adolescence. Michaux, Camus et Dostoïeski saignaient une brèche dans le monde tragi-comique des adultes.

En 2008, fraîchement débarqué en maths sup', je lis le dernier tome par fidélité, mais avec un certain désintérêt, partageant avec de nombreux amis l'idée que la créativité de l'autrice s'est tarie à partir du tome 5 (celui que j'avais tant attendu durant mes années collège – autant dire une éternité pour un adolescent) ; et avec un léger pincement au cœur, en repensant à toutes ces belles années de découverte. On n'oublie jamais une passion d'enfance. Mais on passe tranquillement à autre chose.

Presque vingt ans après l'exposé de Français : galerie Bossuet, à Dijon, j'accompagne une amie chez la pierceuse. Nous sommes quatre ou cinq à attendre devant la minuscule boutique logée dans un renfoncement sombre. Plus haut, il y a une file d'attente si longue qu'elle empiète sur la rue de la Liberté. Dans cette file, on trouve tout le merchandising Harry Potter: écharpe, pull, sweat, etc. Au bout, c'est L'échoppe magique, une enseigne exclusivement dédiée à la saga. L'acteur Devon Murray, qui incarne un personnage mineur de la série (vraiment mineur, à peine deux minutes d'apparition dans chaque film) a réussi à rameuter toute une partie de Dijon. Temps d'attente estimé : une heure. Quelques enfants, mais surtout beaucoup d'adultes.

Ce n'est pas la première fois que je tombe sur une boutique Harry Potter. À Édimbourg (« EdimBLA», disent les Écossais avec cet accent si curieux), ville où J.K. Rowling a fait ses armes d'écrivaine, les enseignes Wizard's Shop pullulent. Il y a quelques années, j'ai accompagné des ados pour un road trip écossais ; nous passions de l'océan aux lochs, de villes en villages, sans qu'il fût possible d'éviter telle boutique Harry Potter ou tel château qui servît de décor aux films. Arrivés au splendide château de Stirling, riche de mille ans d'histoire, une de nos gamines se tourne vers moi, confuse : «C'est quoi le rapport avec Harry Potter ? »

Je me suis bien gardé de me moquer d'elle. Cela en disait long sur la politique touristique du pays, et comment, hélas, ce choix se répercutait outre-manche sur l'esprit des organisateurs. Je me suis également dit que du fond de son loch, le monstre devait déprimer tranquillement, relégué au second plan de la mythologie locale.

(à suivre...)

Mathieu Maysonnave

Illustration : Harry Potter et la coupe de feu en concert symphonique, Montréal


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