Spleen

Publié le 26/12/2021 à 16:21 | Écrit par Stéphane Haslé | Temps de lecture : 04m41s

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

 Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis… » 

Baudelaire aurait-il anticipé la campagne électorale pour la présidentielle, se demande Louis, tant ce qui en émane lui semble mortifère ? Le « couvercle » ne fut pas soulevé par l’annonce officielle de la candidature de Zemmour. Son intervention télévisée, fort ennuyeuse, fut, par ailleurs, l’illustration parfaite d’une analyse bien connue de Marx quand celui-ci affirmait que l’histoire peut sembler parfois se répéter, mais, ajoutait-il, si, la première fois, c’est sous la forme de la tragédie qu’un événement apparaît, la seconde fois, c’est sous la forme de la farce. L’imitation, par le polémiste de CNews, de l’appel du 18 juin était, en cela, lugubre et désespérante. Il n’est pas le seul candidat à chercher à copier d’illustres prédécesseurs, Macron, lui aussi, avait singé Mitterrand, le soir de sa victoire en 2017.

Ces tentatives pour ressembler à des figures historiques vénérables sont inévitables, et parfois justifiées, mais, actuellement, la réitération médiatique de ce procédé souligne l’incapacité des prétendants à la Présidence à produire une pensée originale et leur impuissance à se projeter dynamiquement vers l’avenir. Pour Louis, c’est le symptôme d’une pathologie de notre époque : la disparition de l’avenir comme lieu et objet du politique. Les sociétés humaines, à la différence des sociétés animales, ne sont pas régulées seulement par la répétition sempiternelle des cycles naturels, elles ne sont pas soumises, pour l’éternité, aux lois des recommencements périodiques des processus vitaux, elles se déterminent, essentiellement, selon des idéaux et des valeurs qui sont toujours à réaliser, à accomplir, ou, si l’on veut être optimiste, à parfaire, à améliorer. La politique est, en cela, l’art des demains. Du moins est-ce ainsi qu’elle s’est constituée, dans la plupart des mondes humains, à partir du XVIIe siècle. L’homme s’est, depuis, pensé comme un être historique, dont le destin requiert une temporalité propre, endogène, extranaturelle, porteuse d’espoir et de progrès. Ce paradigme est désormais attaqué de toutes parts, soit sur le plan anthropologique, des auteurs, comme Lévi-Strauss ou Descola, contestent l’universalité de ce schéma, soit, et c’est cela qui intéresse Louis, sur le plan politique.

Dans la campagne électorale qui se dessine, nous voyons apparaître deux formes de rapport au temps. D’abord, l’idéalisation du passé, la rengaine du « c’était mieux avant », dont Zemmour est l’archétype caricatural, et qui pense le futur toujours en termes de menaces, de périls, de catastrophes. L’issue ne peut alors surgir que du passé retrouvé. Un passé choisi, relu, interprété selon les besoins propres à la cause que l’on veut défendre. Paradoxalement, Louis voit une démarche similaire dans certains traits de la pensée écologiste qui espère puiser dans la sagesse de la nature, si bien réglée, elle, des raisons d’espérer un changement vertueux de nos modes de vie. La décroissance est bien une proposition pour revenir aux comportements, du moins ceux que nous devons valoriser, des générations antérieures. Quelles que soient les (énormes) différences entre de telles conceptions, leur temporalité a un point commun, le déni de l’avenir, en tant qu’il serait le creuset de solutions inédites, ou, à tout le moins, sa mise entre parenthèses.

L’autre conception du temps qui émerge est celle d’un temps « technocratisé », un temps qui semble neutre, simple réceptacle abstrait des activités humaines, le temps des horloges, des calculs, des vitesses. Une des grandes « innovations » du capitalisme a été de soumettre le travail humain aux chronomètres, de réduire les métiers, les savoir-faire, à des quantités mesurables, dans le but d’accroître les performances des ouvriers, de décomposer les gestes du travail et d’anonymiser les fonctions, processus génialement mis en scène par Chaplin, dans Les Temps Modernes. Cette temporalité est in-humaine, au sens où elle est censée se déployer par elle-même et venir, depuis son territoire, englober l’agir humain. Il en résulte un temps sur lequel les hommes n’ont pas de prises, qui suit un cours spécifique, auquel ils doivent s’adapter. Nous retrouvons la manipulation classique de tous les systèmes de domination : faire passer leurs mécanismes d’assujettissement pour des nécessités objectives, pour des données incontestables, puissances intouchables auxquelles nos limites, notre finitude, nous soumettraient définitivement.

Nous comprenons donc que ce qui, aujourd’hui, est rejeté, autant par l’une que par l’autre de ces conceptions, c’est l’idée d’un temps allié de l’homme, considéré comme le moyen de son accomplissement, l’instrument de son émancipation. Un temps qui accompagnerait l’expression de la puissance proprement humaine et lui permettrait de s’extérioriser dans le monde. Cette temporalité trouvait naguère son apogée dans les idées de progrès et de révolution, autres noms pour dire la victoire des volontés humaines sur l’ordre de la passive matière et des monotones mécanismes naturels. L’abandon de cette espérance est corrélatif du retrait du collectif. Ainsi, l’idée universelle d’Humanité est-elle dévaluée dès lors qu’elle, l’Humanité, se définit comme dotée d’un statut, certains disaient d’une dignité, autre que le statut des autres existants, ce qui la conduirait à une position (imméritée) de supériorité sur le reste des êtres. Or, ce statut, ou cette dignité, différent, tenait à sa capacité à habiter le temps, à en faire une condition de sa subjectivation, de son émancipation, de sa liberté. Cela exige deux présupposés : 1) que le temps soit remis sur les rails humains, c’est-à-dire conçu comme un mouvement allant du passé vers l’avenir, et non un temps figé sur le seul avant, et 2) que le temps soit expérience possible d’une histoire commune et non éclaté en une atomisation de présents concurrents.

Si l’on en reste là, Baudelaire aura raison, l’ennui envahira notre existence, puisque l’ennui survient lorsque le temps semble nous échapper et se dérouler sans nous.

Contre le spleen baudelairien, Louis se souvient de Jean Baptiste Clément : 

« Quand nous chanterons le temps des cerises

Et gais rossignols et merles moqueurs 

Seront tous en fête »

 




À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.


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