Le monde invisible des travailleurs : réflexion sur le film Ouistreham
Ce texte de Mathéïs Nelle est celui d’une intervention après la conférence que Stéphane Haslé a donné sur la lutte des classes selon Marx à la MJC de Dole le 4 février dernier.
Bonjour à tous ! aujourd'hui je vous propose une première réflexion philosophique autour d'un film Ouistreham de Emmanuel Carrère et autour de notre société actuelle sur l'illusion du travailleur. Je vais me baser sur mes connaissances sur Marx et d'autre philosophes. Il s'agit ici d'une réflexion ouverte et vulgarisée, je ne prétend à aucune connaissance absolue !
« La force de travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital. Pourquoi la vend-il ? Pour vivre. Mais la manifestation de la force de travail, le travail, est l’activité vitale propre à l’ouvrier, sa façon à lui de manifester sa vie. Et c’est cette activité vitale qu’il vend à un tiers pour s’assurer les moyens de subsistance nécessaires. Son activité vitale n’est donc pour lui qu’un moyen de pouvoir exister. Il travaille pour vivre. Pour lui-même le travail n’est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C’est une marchandise qu’il a adjugée à un tiers. C’est pourquoi le produit de son activité n’est pas non plus le but de son activité. Ce qu’il produit pour lui-même, ce n’est pas la soie qu’il tisse, ce n’est pas l’or qu’il extrait du puits, ce n’est pas le palais qu’il bâtit. Ce qu’il produit pour lui-même, c’est le salaire, et la soie, l’or, le palais se réduisent pour lui à une quantité déterminée de moyens de subsistance, peut-être à un tricot de laine, à de la monnaie de billon et à un abri dans une cave. Et l’ouvrier qui, douze heures durant, tisse, file, perce, tourne, bâtit, manie la pelle, taille la pierre, la transporte, etc., regarde-t-il ces douze heures de tissage, de filage, de perçage, de travail au tour ou de maçonnerie, de maniement de la pelle ou de taille de la pierre comme une manifestation de sa vie, comme sa vie ? Bien au contraire, la vie commence pour lui où cesse cette activité, à table, à l’auberge, au lit. Par contre, les douze heures de travail n’ont nullement pour lui le sens de tisser, de filer, de percer, etc., mais celui de gagner ce qui lui permet d’aller à table, à l’auberge, au lit. Si le ver à soie tissait pour subvenir à son existence de chenille, il serait un salarié achevé. »
Karl Marx, Travail salarié et capital, 1849
Synopsis : Ouistreham a été réalisé par Emmanuel Carrère. Le film est basé sur l’ouvrage de Florence Aubenas « Le Quai de Ouistreham ». Il traite de Marianne Winckler, écrivaine reconnue, qui entreprend un livre sur le travail précaire. Elle s'installe près de Caen et, sans révéler son identité, rejoint une équipe de femmes de ménage. Confrontée à la fragilité économique et à l'invisibilité sociale, elle découvre aussi l'entraide et la solidarité qui unissent ces travailleuses de l'ombre.
Dans le doute que tous ici aient vu ou non le film, je vais apporter des éléments qui ne vous empêcheront pas de voir tout de même le film, car ici le but n’est pas de raconter le film, mais de dire dans quelle mesure il illustre la thèse de Marx et surtout, ce qu’il en dirait-il s’il l’avait vu?
Un monde invisible
Ouistreham dresse le portrait d’une partie de la France frappée de plein fouet par la crise économique, pour « rendre visibles les invisibles » nous dit Marianne le personnage principal. On nous dresse le portrait des conditions de vie des travailleurs dans le secteur de la propreté, dont on ne remarque l’existence que lorsque le travail n’est pas fait comme on le souhaiterait.
Tout est fait pour que ce monde-là ne croise jamais l’autre, celui des touristes, des passagers, des consommateurs : dès que la sonnerie retentit et que les passagers entrent dans le bateau, les employés de ménage doivent courir pour en sortir au plus vite et « ne pas être vus » nous dit l’un des personnages du film. Dans cette logique de monde invisible j'aimerais amener un extrait d'un ouvrage qui justement tente de percer cette dimension, de la faire éclore :
Dans « Féminisme et Philosophie », Geneviève Fraisse nous dit sur la condition des travailleuses de l’ombre : « Les bonnes à tablier ont été remplacées par les femmes de ménage qui multiplient les employeurs. Et ces dernières sont encore plus invisibles. D’ailleurs, elles ne voient pas souvent leur patron(ne), qui leur laisse les clés de l’appartement… Idem dans les entreprises où on demande au personnel de nettoyage de venir tôt le matin ou très tard, pour ne jamais croiser les salariés. Personne ne veut les voir… c’est pour cela que lorsque les domestiques font irruption dans l’espace public, cela fait toujours scandale ! »
S’ajoute à cela la difficulté physique d’un métier sous pression, entre exigence de rapidité et d’efficacité où il faut faire 60 lits en 1h30. En plus d'un monde clos, nous sommes dans une dimension de travail rapide, usant, et mécanique : le travailleur n'est plus un Homme mais une Machine.
Le travail à la chaîne et le non-sens
Nous sommes dans une logique de travail à la chaîne, il faut faire 60 lits en 1h30 et si l’une des travailleuses prend plus de temps pour un lit particulier, toute la chaîne en pâtit.
On peut également ajouter le travail à la chaîne qui s’illustre dans les licenciements abusifs à la chaîne - les travailleuses sont remplaçables et non pas unique. Elle est un outil plus qu’une personne.
Le ferry de Ouistreham, sans cesse en départ, est la métaphore de cette précarité et de cette impossibilité de se stabiliser mais aussi la difficulté de trouver un moment de répit face à la pression constante. Le ferry prend plusieurs métaphores : l’instabilité du travail, le travail à la chaine et enfin une dimension close où le travailleur se trouve, il est enchaîné dans une chaîne, un modèle où il fait la même chose chaque jour.
La réalisation du film est vraiment réussie autant sur le plan visuel que musical : le thème musical de Mathieux Lamboley accentue cet aspect à la chaîne et cette mécanisation du temps; tout doit être fait rapidement et efficacement. La répétition est sans cesse présente dans ce film; le ferry, les plans, Marianne allant chercher Christelle en voiture, la musique, tout est mécanique, tout s'accélère.
La répétition aliène et désindividualise l'individu : « La logique de croissance et d’accélération s’empare de notre esprit et de notre corps. » « Mettre le monde à votre portée est le projet de la modernité ; sa part d’ombre, c’est le risque d’aliénation. » - Propos de Hartmut Rosa, recueillis par Jean Vettraino, le 14 juin 2016 à Paris.
« Moi, j’ai pas le temps de regarder la mer, » nous dit Christelle, c’est exactement de cela dont il est ici question; le travailleur n’a pas le temps de regarder la mer. La mer symbolise l’au-delà, l’après, l’avenir, les projets futur et les ambitions et pourtant il n’a pas le temps de la regarder.
Pourquoi ? Marx nous dirait que c’est parce que le travailleur est trop “aliéné” dans son travail, qu’il ne peut plus voir l’avenir, penser des projets pour lui, car ce qui dirige son temps libre, c’est combien celui-ci va lui coûter. Le travailleur ne travaille non pas seulement pour subvenir à ses besoins vitaux à lui, mais ceux de sa famille, il devient à ses yeux un outil rentable plus qu’une mère ou un père de famille.
La croyance moderne du travailleur aimant travailler et qui se libère en travaillant est une conception préindustrielle illusoire et même aujourd’hui anachronique, car les machines viennent rendre le travailleur dépendant d’elles et aliène le travailleur de lui-même.
Hartmut Rosa, « La technique moderne a permis au loisir, jusqu’à un certain point, de cesser d’être la prérogative des classes privilégiées minoritaires pour devenir un droit également réparti dans l’ensemble de la collectivité. La morale du travail est une morale d’esclave, et le monde moderne n’a nul besoin de l’esclavage ».
Le travailleur en vient constamment à réinterroger la question financière ; est-ce utile de s'user à la tâche si c'est pour ne pas être reconnu socialement et financièrement et se sentir esclave ? Le film nous transpose également une thèse que le capitalisme d'Adam Smith nous expose sur le salarié qui doit avoir une spécialisation en fonction de ses capacités physiques : on le voit notamment par la répartition des tâches.
Les hommes travailleurs techniques ne touchent jamais l’éponge car culturellement dans la société, ce n’est pas à lui de le faire. Marx avait pensé tout comme Adam Smith (considéré comme le fondateur du capitalisme) la spécialisation de l'individu lié à ses facultés intellectuelles et corporelles, parfois même physique. Mais aujourd’hui nous sommes dans une logique de spécialisation du travailleur en fonction de son genre et des mœurs. Cela crée une triple division, une troisième dimension close : celle de la relation des travailleurs.
Il est intéressant de constater l'évolution de notre société libérale et capitaliste : quand Adam Smith a pensé le libéralisme dans « La richesse des nations »(1776), il envisageait un Etat où les travailleurs étaient spécialisés et fonctionnaient dans une logique de ce que nous, modernes, appelons "travail à la chaîne" et que l'Etat lui devait penser au bien-être de ses travailleurs. Mais Attention, Adam Smith lui ne pensait pas cela de manière à rendre esclave le travailleur mais plutôt à lui permettre de gagner du temps pour une même finalité de travail. Il pensait que ce qui importait était la finalité : le produit fabriqué plutôt que l'effort fourni. Or les années qui on suivi Adam Smith ont introduit une logique de travail sur-productif et mondialisé à travers le début de la révolution industrielle. Adam Smith nous alertait déjà sur cette automatisation des tâches qui selon lui risquait "d'abrutir le travailleur ». En 1776 déjà, on s'était rendu compte de la dangerosité de la mécanisation et du culte de la production au travail.
La difficulté culturelle et financière et l’absence de reconnaissance
L’absence de reconnaissance de la société envers ces travailleurs accentue leur misère sociale et intellectuelle - ils sont seuls. Cette misère les prive d’un accès aux études et à l’éducation, contrairement à ce que ferait un employé de classe aisée: il irait étudier, faire des tâches dites “intellectuelles” alors que le travailleur lui, tentera de profiter du peu d’argent qu’il aura.
« Ne cherchez pas à faire l'éducation des gens qui en ont plus que vous », leur dit le proprio du camping dans lequel Marianne et Marie-Lou faisaient le ménage.
« Moi je voulais être prof d’histoire », nous dit Justine qui, à cause de sa condition sociale, n’a pas pu parvenir aux études d’histoire qu’elle désirait entreprendre. Finalement la condition dans laquelle le travail met en place le travailleur, sa condition sociale influencera sa condition de travail.
Dans « La Reconnaissance », le penseur allemand Axel Honneth définit l’acte de « reconnaître » l’autre comme le fait pour chaque rencontre d'être marquée « par l’attente réciproque d’un traitement d’égal à égal ». Le regard de l’autre me permet d’exister, me reconnaît, de manière égale, comme membre de la société. Le problème est que pour être reconnu, et exister, encore faut-il être vu. Et c’est de cette question que traite ce film ; les travailleurs de l’Ombre existent-ils si nous les voyons pas ?
Le regard de l'autre nous permet d'exister ; mais est-ce réellement le cas ? Robinson Crusoé seul dans son île se sent en phase de non-existence ; pourquoi ? Parce qu'il n'est pas vu. Sartre dans « Huis clos », Michel Tournier dans « Vendredi ou les limbes du pacifique » nous le montrent bien ; sans le regard de l’autre, on entre en déréliction ; le monde est fragmenté, défiguré, « kaleidoscopé ».
Quand vous vous rendez au supermarché qui est tout propre, vous demandez-vous qui l'a nettoyé ? Quand vous recevez vos résultats de prise de sang par mail, avez-vous conscience de toutes les personnes derrière ? Lorsque vous vous habillez avec des vêtements français ou d'Asie par exemple, pensez-vous aux petites mains qui les ont cousus, aux enfants qui travaillent dès l'enfance pour nos chaussures ? Le travail de l'ombre n'est pas valable que pour les agents d'entretien mais pour tout les agents qui travaillent et dont finalement on reconnaît l'existence que quand il y a un problème.
Ouverture à la thèse de Marx dans les temps d’aujourd’hui ; l’auto-entreprenariat l’illusion d’un désir de fuir la division du travail.
Je pense que Marx ici finalement avec ce film et notre société actuelle serait plutôt content ; non pas pour la situation dans laquelle se trouvent les travailleurs mais plutôt parce que sa thèse sur le rapport entre le salarié et le capital est toujours majoritairement d’actualité.
Les personnes qui ont le pouvoir de légiférer sur ces conditions de travail prennent un point de vue situé socialement du côté des gagnants, des bénéficiants - le patronat. Ces personnes, c’est le Capital lui-même, aujourd’hui l’Etat. Marx nous le faisait remarquer, on gagne ce qui correspond à la place qu’on occupe dans la société, « on a ce que l’on mérite ». Lorsqu’on est né dans une classe sociale précaire, il est difficile de sortir de cette classe sociale, souvent on a donc un travail correspondant ce qui crée par la suite notre classe sociale : nous sommes dans une boucle.
Dire que les études sont un moyen de s'émanciper socialement aujourd'hui semble être une erreur. Certes la culture nous émancipe intellectuellement mais financièrement pour avoir accès aux études, faut-il déjà pouvoir les payer et nous nous en rendons compte. Mais les études aujourd'hui ne sont pas accessibles à tous ceux de milieu précaire. Ceux qui finalement peuvent espérer avoir accès aux études, ce sont les personnes à revenus moyens ou modérés, même si évidement cela ne se fait pas sans difficultés.
Les objectifs d’harmonie sociale et de solidarité ne sont plus du tout au cœur des discours politiques, aujourd'hui nous sommes dans une société où les discours sont principalement centrés sur une logique identitaire -Qu'est-ce qui fait l'identité de son pays?. Dans cette logique du travail moderne déjà cernée par Marx, on est dans une logique d’individualisation, on pense pouvoir s’en sortir seul parce qu’on nous apprend depuis toujours à ne pas montrer sa condition dans le cadre public, c'est "tabou".
Avant la France était considérée comme le pays de la culture, celui des grands auteurs et où par l’éducation, on s'émancipe de sa condition, celui où Jean Valjean sort de la rue et devient un industriel riche mais aujourd'hui pouvons-nous toujours réellement sortir de notre condition si l'on est vraiment précaire ?
Cette individualisation est davantage mise en avant avec ce nouveau régime d’auto-entrepreneur apparut il y a quelques années et qui aujourd’hui est au cœur de tout. Le président de la République le présente comme l'avenir des jeunes, l'avenir du travail ; il y a dans ce régime l’idée que les travailleurs pauvres ou les chômeurs n’auraient qu’à monter leur propre affaire, leur propre “camion pizza” comme Cédric dans Ouistreham.
Mais dans cette logique, on ne montre pas la difficulté et l’individualisation, la solitude et la catastrophe financière dans laquelle les travailleurs se mettent par erreur. Une constatation se fait aujourd’hui, il n’y a qu’à voir le nombre de restaurants kebab et chaine de fast-food dans les quartiers populaires et le centre-ville mais aussi le nombre de boutiques de vêtements fabriqués peu cher en Asie ouvrir et fermer à la chaîne pour s’en rendre compte.
Aujourd’hui la thèse de Marx n’a jamais été autant d’actualité d’autant qu’elle concerne tout le monde ; notre vie est menée et soumise à l’accélération et la productivité; Hartmut Rosa nous en parle dans son ouvrage « Accélération et aliénation »: plus on travaille rapidement, plus on gagne du temps pour travailler plus, et plus on s’aliène de soi.
Jamais notre société n’avait autant fonctionné dans une logique de parallélisme des tâches. On mange en lisant ses mails ; on dort plus tard pour finir son travail, on se lève plus tôt pour arriver au travail, on doit jongler entre travail et vie de famille et d’autant plus avec la crise du covid où le travail se faisait depuis chez soi : tout cela apparaît comme une nouvelle forme de contrôle du temps. La vie est ainsi soumise au travail et à la vitesse. L'Homme devient peu à peu une machine.
Mathéïs Nelle
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