Mode sombre

En février 1954, Boris Vian écrit Le Déserteur alors que l’armée française s’apprête à perdre la face en Indochine, puis à peine plus tard sa dignité en Algérie. Seul Mouloudji accepte d’interpréter sa chanson à condition de retoucher le texte. «Monsieur le président…» devient «Messieurs qu'on nomme grands…» et surtout la fin prend un caractère définitivement pacifiste : «Prévenez vos gendarmes / Que je n'aurai pas d’armes / Et qu'ils pourront tirer.» Ce n’est que lorsque Boris Vian la chantera lui-même en 1955 qu’elle prendra la route du destin qu’on lui connait.

2022: l’énorme machine de propagande électorale s’est mise en marche. On va en souper des candidats à l’Élysée et des postulants au palais Bourbon, de leurs discours niaiseux et de leurs promesses intenables, et plus souvent encore insoutenables. Mais on ne touche pas à l’essentiel. On divertit, on s’égare, on se disperse. On évite soigneusement de cliver là où ça saigne, de tarauder là où réside le mal qui ronge notre société : le mode d’exploitation capitaliste de la terre et des hommes et surtout son remplacement, aussi nécessaire qu’urgent, par un modèle d’intérêt général. 

Bien sûr quelques-uns, moins aveugles que les conservateurs, les fascistes et les néolibéraux, ont allumé les warnings mais on ne les sent pas prêts à descendre du bus pour ne pas s’écraser contre le mur et pour prendre la tangente à pied. 

« Demain de bon matin / Je fermerai ma porte / Au nez des années mortes / J’irai sur les chemins / Je mendierai ma vie / Sur les routes de France / De Bretagne en Provence / Et je dirai aux gens / Refusez d’obéir / Refusez de la faire/  N’allez pas à la guerre / Refusez de partir »

Ce qui se dit ici n’engage que moi et pas Libres Commères dans son ensemble car ils vont me tomber dessus, les éternels adorateurs du suffrage universel à deux petits tours et puis s’en vont… et puis s’en vont nos illusions et toutes leurs promesses de campagne. Et c’est ce que je reproche à tous les ténors qui passeront le premier tour, hé oui, bande de naïfs, y a bien trois tours à votre élection providentielle. Les 500 voix de notables, pourquoi croyez-vous qu’elles sont là? Comme les castors du second tour, elles viennent faire barrage aux petits candidats pas présentables, ceux qui n’ont pas une thune et qui auraient peut-être le toupet de dénoncer pour de bon la corruption de l’Union européenne, la nécessaire sortie de l’Euro, l’indispensable retour à la souveraineté monétaire nationale, le poids écrasant de l’Allemagne tricheuse sur notre destin, l’insupportable présence de l’OTAN en Europe, l’hégémonie culturelle américaine dans notre imaginaire, l’emprise des multinationales sur nos vies, notre santé, notre souveraineté. 

Un virage idéologique complet s’impose. Le capitalisme financier, le productivisme forcené et le consumérisme à tout beurzingue usent nos ressources et nos nerfs. Pire, ce système trompeur ne nous donne même plus l’illusion du bonheur. Il y a des millions de gens qui crèvent de solitude devant Netflix ou dans le Métavers. D’autres, plus lucides sans doute, préfèrent se suicider. 

Pourtant c’est tout de même une bonne chose de se retrouver ensemble pour espérer, non? Mais, dans le camp qui malgré tout reste le mien, comment voulez-vous faire rêver les jeunes avec des promesses de régulation d’un système corrompu jusqu’au trognon? On nous propose de réduire le débit mais sans changer la tuyauterie qui fuit de partout ni le liquide sous pression qui pue la mort. Les quelques candidats qu’on écoutera par hasard sans avoir envie de leur planter une bastos entre les deux yeux nous annoncent gentiment qu’on va augmenter les salaires, dompter les marchés et mettre les capitalistes au pas. Mettre les capitalistes au pas? Et pourquoi pas transformer les pédophiles en assistantes maternelles et Gabriel Attal en docker ? 

Nous faire croire qu’on peut prendre le pouvoir par les urnes à quelques-uns (même 51% des votants, c’est à dire pas des masses) contre les forces du capital, intérieures et extérieures, qui vont se déchainer à la moindre alerte, c’est du pipeau ! Les naïfs et les résignés passeront par l’isoloir et regarderont les résultats à la télé gros jean comme devant. Aussi pimpante soit-elle, l’équipe des Insoumis n’est pas prête et n’a pas pris les mesures d’urgence qui s’imposeraient en cas de victoire. On nous l’a volée en 2017. Les oligoploutocrates et leurs médias ne vont même pas la laisser miroiter ce coup-ci.

Alors vous pouvez aller voter mais ça ne suffira pas à faire de vous des citoyens responsables. Aller voter, c’est cautionner un scrutin piège à cons et plus encore des institutions surannées.

Militer, c’est bien autre chose… que l’urne soit le graal ou pas. Militer, c’est secouer tous les jours le cocotier où le péquin lambda a suspendu son canapé. C’est ébranler ses certitudes, forcer ses méninges à changer de promenade, chambouler ses repères politiques. Être vraiment un bon citoyen, c’est arrêter de chanter la Marseillaise avec toute la classe alors que le bus fonce droit dans le mur. 

Ce vieux monde est exsangue mais on n’en sortira pas par la farce des bulletins de vote. Aussi pourri soit-il, le bloc bourgeois est encore bien en place, sa démocratie fait toujours illusion et son imaginaire consummériste reste bien ancré dans la plupart de nos têtes. Y a encore un énorme travail de sape à effectuer. Le capitalisme se saborde lui-même mais il prend son temps pour couler et on n’a écologiquement pas le temps d’attendre. Ça, Mélenchon le dit et même très bien mais il oublie soigneusement d’annoncer que pour appliquer le 1/5ème de « L’Avenir en Commun », il faudrait affronter des hordes de réactionnaires et leurs sbires en place, à l’étranger comme au Ministère de l’intérieur. C’est le Venezuela et Cuba, le Comité de Salut public et Valmy qu’il faut promettre aux électeurs, pas des jours heureux e tranquilles à la terrasse du Central.

A l’origine Le Déserteur se terminait ainsi : «Si vous me condamnez, /Prévenez vos gendarmes / Que j'emporte des armes / Et que je sais tirer.» Je ne sais pas s’il s’agit d’une métaphore ou pas mais il faut se préparer à une guérilla d’un nouveau genre, bien loin de l’agitation médiatique, pas forcément violente mais active et radicale. Avec, non pas un programme, mais un vrai plan.  


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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