Mode sombre

En septembre dernier, l’écrivain Pierric Bailly est venu à Besançon, au festival Livres dans la Boucle, présenter Le Roman de Jim. Le livre est formidable, bouleversant, mais ce n’est pas de ça dont je voudrais vous parler aujourd’hui. Non. Le jour où j’ai vu Bailly, il participait à un échange avec Agnès Desarthe et Anne-Lise Avril, et il a été question à un moment donné des lettres que les lecteurs adressent aux écrivains. Il se trouve que l’auteur a grandi à Champagnole et que son dernier livre se passe dans le Jura, à l’instar des précédents (Polichinelle, L’Homme des bois). Dans son roman, Pierric Bailly nomme expressément les lieux : ainsi son héros travaille à Saint-Claude, esquive les virages dangereux de Septmoncel, rejoint sa mère aux Trois-Cheminées (Bellecombe), etc. Forcément, quelques lecteurs reconnaissent les lieux et ne manquent pas de le signaler à Monsieur l’Écrivain : « La mère de votre héros habite en face de chez moi ! ». C’est parfois sympathique, parfois agaçant (il y a toujours des pinailleurs chez les lecteurs ; de la même façon qu’on ne choisit pas sa famille, on ne choisit pas non plus ses lecteurs), ce qui amenait Pierric Bailly à penser qu’il devrait cesser de citer des lieux réels.

Après ce débat, j’ai eu l’occasion d’échanger quelques mots avec lui, et je lui ai signifié qu’il serait dommage, selon moi, de ne plus citer de vrais lieux. Car enfin, poser sa plume ou sa caméra sur un lieu, c’est une manière de le faire entrer dans la littérature, dans le cinéma, et de le transformer. Marie-Hélène, dans un entretien du 24 décembre 2021 pour TV5 Monde, l’exprime bien mieux que moi : « J’ai nécessité et désir de faire passer les chemins d’écriture à cet endroit-là parce que j’en viens et que c’est un endroit du monde qui n’a eu que rarement droit de cité en littérature. » Elle découvre à vingt ans, stupéfaite et éblouie, qu’un écrivain comme Pierre Michon peut parler du pays où elle a grandi (le Cantal, « pays perdu » comme le titrera un autre écrivain du cru, Pierre Jourde), et même davantage qu’en parler : le sublimer.

Depuis quelques années, depuis que j’ai quitté la région parisienne pour habiter la Franche-Comté, je suis pris d’un accès de chauvinisme aigu : je pense Jura, je mange Jura, je respire Jura. Bon, d’accord, j’exagère un peu. Mais pas tant que ça. Je n’ai pas la prétention de connaître toutes les régions de France, mais de toutes celles que j’ai pu visiter (j’ai quand même exploré pas mal de coins depuis plus de 10 ans au travers de longues marches à pied et de randonnées itinérantes à vélo), le Jura est vraiment celle qui m’a le plus touché : des perspectives immenses, des combes éblouissantes, des forêts à perte de vue, qui me ramènent sans cesse à la conception de Daniel Arasse sur la perspective : placer l’incommensurable dans le commensurable, l’infini dans le fini. Ou à cette citation de Rilke : « Être ici est une splendeur ».

Comme tout bon chauvin, je guette dans la littérature, le cinéma ou la radio tout ce qui pourrait avoir trait au Jura. C’est ainsi que j’ai découvert les livres de Pierric Bailly, le formidable Dom Juan de 1965 réalisé par Marcel Bluwal avec Michel Piccoli et Claude Brasseur, dont une scène se joue à la Saline Royale (oups, Arc-et-Senans n’est pas dans le Jura, c’est une enclave du Doubs !), le tout récent podcast Les disparus de Bas-Vourlans sur France Culture (une intrigue policière pas très originale autour du barrage de Vouglans… ah non, « Vourlans », pardon !). Et j’en viens ainsi à mon sujet : Passe-Montagne. 

Passe-Montagne est un film de 1977 réalisé par Jean-François Stévenin, qui met en scène un certain Jacques Villeret, jeune architecte parisien lâché sur l’A6 par sa voiture défectueuse, et repêché par un Stévenin peu bavard mais qui s’y connaît en bagnole (il est garagiste). Voilà donc notre Villeret échoué à Saint-Laurent-en-Grandvaux, en attendant que sa voiture retrouve un second souffle. Concernant l’intrigue, je vais m’arrêter là, puisque le récit se défait complètement par la suite. Autant le dire tout de suite, le film ne ressemble à rien de ce que j’avais pu voir auparavant. Stévenin semble vouloir nous perdre à mesure que ses personnages partent enquêter en forêt – en quête de quoi ? une auberge, des amis, une mystérieuse « combe magique » d’où Stévenin aimerait faire décoller un oiseau de métal et de bois… on ne saura jamais vraiment. Les personnages errent dans le film comme à la recherche du Graal. Plus étrange encore, le film semble s’acharner à échouer sur tout. La caméra cadre de biais, la musique se coupe brusquement, les conversations sont capturées au vol (dans un patois aux limites de l’incompréhensible) et se chevauchent, les personnages murmurent ou bégaient comme s’ils jouaient dans une pièce de Lagarce (tiens, un autre Franc-comtois !), et les règles élémentaires de dramaturgie semblent bafouées (pas d’enjeu, pas de conflit). Si ç’avait été Dany Boon ou les frères Foenkinos qui avaient tenu la caméra, on aurait eu droit à l’opposition caricaturale entre le Parisien et le Jurassien – avec l’inévitable crise de nerf du citadin, la réconciliation, puis le happy end mielleux (le Parisien finit par abandonner son boulot et décide d’ouvrir un gîte dans le Jura). Mais ce n’est pas ce qui intéresse Stévenin. L’homme a assisté nombre de grands réalisateurs (notamment Truffaut et Rivette), et pour son premier film, il déconstruit tout ce qu’il a appris. Mais alors, que reste-t-il ?

Le tournage a duré plus de trois ans. Stévenin connaît la région, il a grandi à Lons. Hormis une petite palette d’acteurs, on compte beaucoup de gens du cru : des gens qu’il a rencontrés sur place et qu’il a pris le temps de connaître, qui lui ont fait confiance. Tout semble authentique. On a l’impression de figurer dans un épisode de Strip-Tease, avec des conversations prises au vol, des instants suspendus, des moments d’ennui ; ou d’être plongé dans un tableau de Kandinsky, tellement le récit glisse vers le non-figuratif. 

Au final, il y a cette histoire d’amitié, cette errance, et surtout le regard amoureux de la caméra qui épouse les reliefs du Jura, ce Jura qui par l’intermédiaire de la quête décousue et absurde de ce duo d’acteurs formidable – la recherche de la combe magique – tend au sublime. C’est comme si le réalisateur nous livrait un jouet cassé. Il n’y a plus que les morceaux. Et tout un puzzle à reconstruire.

Note : Le film est disponible sur la plateforme de vidéos LaCinetek – cinémathèque des réalisateurs.

Mathieu Maysonnave


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