La disparition
On se souvient du livre de Georges Pérec, La Disparition, publié en 1969, dans lequel l’écrivain avait tenu la gageure d’écrire tout son roman sans la lettre « e ». Procédé qui rend l’écriture délicate mais qui peut, semble-t-il, ouvrir des perspectives textuelles originales.
En écoutant les candidats, déclarés ou non, à la présidentielle qui vient, Louis a l’impression qu’ils se livrent à un exercice du même ordre en oubliant, non pas une lettre, mais une catégorie politique, pourtant centrale pour comprendre notre époque : la lutte des classes. Personne n’ose plus prononcer le mot, personne n’ose plus revendiquer le concept, personne (ou presque) n’ose plus se faire le porte-parole de ceux qui, chaque jour, sont écrasés par la domination des possédants.
Il y a d’abord un étonnement : Comment cette idée, qui a été hégémonique dans le champ intellectuel durant un siècle et demi (disons de 1850 à 1980-90), a-t-elle quasiment disparu des discours politiques et des discours sur la politique, en particulier dans les médias ? Non seulement elle a disparu, mais qui la réutilise aujourd’hui est immédiatement traité de ringard, passéiste, stalinien.
La réponse la plus simple est de dire que si le mot a disparu, c’est parce que la réalité qu’il désigne n’existe plus. Ce que font sans hésitation les tenants du néolibéralisme pour lesquels l’idée même de classe sociale est une aberration puisque, dans leur vision économiste du monde, seuls des individus particuliers échangent – librement - avec d’autres individus particuliers, chacun cherchant à maximiser ses investissements aux seules fins de son bonheur privé. Là où la disparition de la lutte des classes est plus inattendue, c’est dans les lieux où elle est née et où elle a prospéré, c’est-à-dire dans la pensée de gauche. Dans le logiciel de la gauche actuelle, les luttes s’engagent désormais pour la reconnaissance, reconnaissance des droits des femmes, des minorités, des immigrés, etc., et, thème le plus florissant, qui écrase tous les autres : la défense de la nature et, conséquemment, la promotion de l’écologie. Certes, on combat aussi contre les inégalités, pour la justice sociale, mais on a le sentiment que ce combat pour un idéal est un peu hors-sol, comme si La Justice était une valeur transcendante, magique, intemporelle, comme si elle n’exprimait pas d’abord un rapport social déséquilibré entre les possédants et les dépossédés, comme si, en un mot, elle n’était pas la manifestation d’un moment, historiquement situé, de la lutte des classes. De ce point de vue, le livre récent de Piketty, Capital et Idéologie, est une performance : plus de mille pages de recherche et de réflexion sur la cause des inégalités sans jamais évoquer la lutte des classes.
Louis admet que de telles revendications et de telles attentes ont une pleine et entière légitimité et que celles et ceux qui se battent sur ces terrains méritent notre soutien. Cependant, si nous poussions leur raisonnement jusqu’au bout, si nous imaginions un monde où les femmes auraient des droits égaux (et/ou spécifiques – mais il y a là une autre question que nous laisserons ici de côté) à ceux des hommes, de même pour les immigrés, ou pour les homosexuels, etc., mais dans lequel il y aurait toujours une classe dominante et une ou des classes dominées, eh bien, un patron homosexuel exploiterait autant un ouvrier homosexuel qu’un patron hétérosexuel, idem pour toutes les catégories que vous voudrez reconnaître. (On peut appliquer ce principe à un patron antivax, par exemple !). Louis considère également qu’un monde débarrassé de la pollution et développant des énergies vertes ne serait nullement incompatible avec le capitalisme libéral le plus violent, il n’y a aucune nécessité à ce que la fin de l’exploitation de la nature par l’homme coïncide avec la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme
Rappelons quelques points : Pour Marx, le système capitaliste, le mode de production capitaliste, est structuré par l’opposition entre deux classes (ce qui n’exclut pas du tout qu’il en existe d’autres, mais elles ne sont pas structurantes) : la bourgeoisie et le prolétariat. L’une, la classe bourgeoise, dominante, est propriétaire des moyens de production (essentiellement le capital, sous forme de machines, usines, ou argent, actions, etc.), l’autre, la classe ouvrière, dominée, ne possède que sa force de travail, qu’elle est contrainte de vendre aux capitalistes pour vivre. Il est clair que, depuis Marx, les conditions matérielles et sociales d’existence des dits prolétaires ont changé et bien des différenciations sont apparues qui permettent de nuancer cette opposition binaire. On a vu apparaître, notamment, une (ou des) classes(s) moyenne(s) dont on pensait qu’elles rendaient caduc l’antagonisme radical exposé par le philosophe allemand. La classe moyenne aurait ainsi échappé à la misère du prolétariat et pouvait espérer se rapprocher des modes de vie de la classe bourgeoise. Cette « promotion » sociale fut un leurre. Nous constatons, aujourd’hui que le capitalisme est triomphant, combien les positions acquises par la classe moyenne étaient fragiles et combien la paupérisation, (faut-il dire la prolétarisation ?), la gangrène désormais.
Quand Pérec supprima la lettre e de son roman, celle-ci ne disparut pas pour autant de la langue française. De même la disparition de la lutte des classes des discours politiques n’implique pas qu’elle ait disparu de la réalité historique. En revanche, la question est de savoir pourquoi elle est ignorée par les commentateurs et par les acteurs politiques.
Louis trouve la réponse, toujours chez Marx : « Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression idéelle des rapports matériels dominants, ces rapports matériels dominants saisis dans la pensée ». Traduction : Les discours qu’une société produit sur elle-même sont l’expression des rapports de classe existant dans cette société. Ce qui signifie qu’aujourd’hui c’est la classe dominante qui occupe l’essentiel de l’espace public et qui impose sa vision du monde à tous, comme si c’était la seule possible. Jusqu’aux années 1990, la domination était moins forte, et des contre-discours se faisaient entendre depuis la pensée de gauche. À l’heure actuelle, les contre-discours ne parviennent plus (ou ne cherchent plus) à atteindre le cœur des contradictions du système capitaliste-libéral, la lutte des classes, et échouent, de ce fait, à placer le débat politique au niveau requis pour espérer l’apparition d’un autre modèle de société.
Voilà pourquoi, lorsque Macron dit, dans Le Parisien : « Quand ma liberté vient menacer celle des autres, je deviens un irresponsable. Un irresponsable n’est plus un citoyen. », il ne doute pas de la légitimité de son propos puisque, pour lui, libéral par tous les pores de son être, la liberté est garantie égale pour chacun dans la société actuelle, elle est présentée comme un droit, identique pour tous. Or, la lutte des classes nous apprend que la liberté de ceux qui possèdent les moyens de production est sans commune mesure avec la liberté de ceux qui ne possèdent que leur force de travail, ou à peu près. Il ne lui viendrait pas à l’idée qu’un patron qui délocalise, en toute liberté, son entreprise dans un pays à la main d’œuvre bon marché, entraînant, par-là, la mise aux chômage de ses salariés, soit un irresponsable. Voilà in concreto une « pensée dominante », expression idéologique des rapports de classe dominants, qui ne voit pas qu’elle n’est que la traduction politique de la domination économique d’une classe sur une autre, domination à laquelle l’État macronien adhère à 100%.
À propos de l'auteur(e) :
Stéphane Haslé
Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.
Philosophe
Retrouvez tous les articles de Stéphane Haslé