Mistère de l’abstentionnisme (une coquille, trois possibilités)

Lendemain du premier tour1 de l’élection présidentielle 2022. Abstention : 12 824 169. 26,3 %. Le premier candidat de gauche à 421 309 voix du second tour, tous les autres sous les 5 %. Après cinq ans de brutalités macroniennes. Perplexité.

Des gens exclus, d’autres confus devant la propagande médiatique, pétris de l’idée de leur propre incompétence et pétrifiés face au choix, inquiets et sidérés par les enjeux (écocide, appauvrissement, guerre…). Cela peut se comprendre.

Mais les abstentionnistes militants ? Leurs arguments ?

Dénoncer un système non démocratique. En se privant du vote, l’un de nos rares outils démocratiques actuels.2

Ne pas le cautionner en y participant. En laissant le PPA3 libre de jouer au ventriloque et à l’exégète4.

Ne pas se laisser diviser par la logique électorale et rassembler le peuple. En insultant5 et en caricaturant6 la masse des votants.

Anticiper d’éventuelles fraudes électorales7. Sans les empêcher pour autant et en fournissant des arguments pour (ré)introduire des pratiques les facilitant8.

Vouloir militer hors des institutions. En permettant aux institutions bourgeoises de continuer à criminaliser la contestation et de rendre toujours plus difficile de militer.

Alors à quoi sert de ne pas voter ? La réponse ne serait-elle pas à chercher du côté de la psychologie individuelle9 ? Rassurance par la confirmation de la croyance en notre impuissance ? Orgueil et mépris des masses imbéciles ? Pharisaïsme ? Onirisme anxiolytique ? Nihilisme fanfaron ? Rage impuissante ? Autres bénéfices inavoués du statu quo ?

Abstentionnistes, vous avez gagné. Alors que fait-on à présent ? Quelle est la suite de votre plan ? Votre stratégie10 ? Vous n’avez pas « donné votre voix », mais on aimerait bien l’entendre. Pour sortir de l’ornière.

Un radis noir

1 Cet article traite de l’abstentionnisme de premier tour, quand il ne s’agit pas encore de choisir entre la peste et le choléra, comme trop souvent au second tour.

2 Frédéric Lordon : « […] le moyen électoral est peut-être le plus imparfait, parfois même le plus trompeur. Mais […] un moyen médiocre vaut mieux que pas de moyen du tout. »

3 PPA : Parti de la Presse et de l’Argent, expression sardonique de feu le journal Le Plan B désignant la bourgeoisie et ses relais médiatiques.

4 C’est-à-dire en parlant à la place des abstentionnistes et en interprétant à leur guise la signification de leur abstention.

5 Exemple d’insulte lue dans le dernier numéro de Libres Commères : « crétin bouffeur de bulletins qui va uriner et déféquer dans les urnes pour renifler la bonne odeur de crottin » ; on peut comprendre que l’auteur ait pu satisfaire son envie de se défouler, mais sans doute reconnaîtra-t-il lui-même que son propos n’est ni fédérateur ni constructif.

6 Exemples d’hommes de paille (technique rhétorique consistant à caricaturer volontairement un argument adverse pour pouvoir le réfuter facilement) lus et entendus : les votants croiraient en l’avènement d’un élu providentiel, vivraient dans l’illusion que nous sommes en démocratie, seraient manipulés par des arguments démagogiques, auraient une pensée dogmatique…

7 Exemples de fraudes ayant déjà eu lieu en France et que le désintérêt des citoyens pour les élections facilite : inscription de faux-électeurs, vote de personnes décédées, bulletins de vote retirés de l’urne et cachés dans des chaussettes, émargement d’électeurs abstentionnistes…

8 Comme le vote électronique (contre lequel se positionne l’APRIL, par exemple) ou le vote par correspondance (aboli en 1975 pour lutter contre les fraudes électorales, précisément).

9 Il ne s’agit nullement de psychologiser – et encore moins de psychiatriser – mais d’inviter à une remise en question et à une introspection potentiellement porteuses de progrès individuels et collectifs.

10 Et si vous n’en n’avez pas, il n’est pas trop tard pour changer votre fusil d’épaule en votant aux prochaines législatives, élections capitales qui détermineront si nous passerons les prochaines années sous un régime autocratique ou parlementaire.