Mode sombre

Dimanche dernier, à Mériel (Val d’Oise), je suis tombé dans l’escalier. Ça s’est passé chez une amie ; la maison sortait d’un an et demi de travaux, c’était tout beau, il ne manquait plus que la rampe ; j’étais d’humeur guillerette ce matin-là, et j’étais en chaussettes. Tous les éléments de la catastrophe étaient réunis.

Le lendemain, je prenais le train avec un sacré mal de cul.

Évidemment qu’on glisse avec des chaussettes, a soupiré mon médecin. Pas de fractures, m’a-t-il ensuite consolé. Mais de multiples hématomes. Il m’a prescrit des gélules de Lamaline. Je l’ai pris comme un message subliminal.

Pour me consoler, j’ai pensé à tous les accidents stupides qui ont fait vaciller les grands de ce monde. Charles VIII s’ouvre le front contre un linteau de porte en voulant pénétrer une galerie souterraine. Un aigle lâche une carapace de tortue sur le crâne chauve d’Eschyle, qu’il confond avec un rocher. Lully, surintendant de la musique à la cour du roi Soleil, s’embroche le pied en voulant marquer le rythme avec son bâton.

Puis j’ai pensé au capitaine Haddock dans Les Bijoux de la Castafiore, à sa chute dans l’escalier, à son pied dans le plâtre et à tous les malheurs qui s’ensuivent en raison de son immobilisme (devoir affronter toute une collégiale de gêneurs, de mauvais chanteurs et d’importuns), et je me suis rappelé que chez Hergé, on tombait beaucoup : Haddock (encore lui) dans L’Île noire, les Dupondt dans Le Lotus Bleu (et à presque chacune de leurs apparitions, en fin de compte), Tournesol dans Objectif lune. Dans ce premier volet du « diptyque de la Lune », la chute du professeur n’est pas un simple détour humoristique : elle devient un élément dramatique, puisque la mémoire de Tournesol, et avec elle toute la mission, part ainsi en fumée. 

Enfin, je me suis souvenu de Léviathan de Paul Auster.

Le roman commence par la mort de Benjamin Sachs, retrouvé déchiqueté près des débris d’un engin explosif. Le narrateur, un ami de Sachs, retrace la vie de cet homme en tentant de dénouer l’instant de bascule, le moment où son ami s’est retiré du monde, passant du statut d’écrivain à celui de poseur de bombes.

Or, l’événement déclencheur pour lui, l’événement qui a transformé son ami, l’événement qui l’a fait abandonner l’écriture au profit de l’action radicale, c’est sa chute dans le vide, un soir d’été à New York, du haut d’un escalier de secours. Il en sort indemne ; en apparence seulement ; car la chute est longue, très longue, et en quelques fractions de secondes, c’est tout l’univers mental de Sachs qui est mis à sac.

Les bombes de Sachs ne visent pas les individus mais le pouvoir, qui aux États-Unis s’incarne dans les multiples reproductions de la statue de la Liberté. Le roman porte d’ailleurs en exergue cette citation de Ralph Emerson : « Tout État actuel est corrompu. »

La chute, ici, accompagne l’écroulement intérieur du personnage, pour lequel le monde est définitivement désaxé, sorti de son orbite.

Il y a quelques jours, dans le train, une amie péruvienne m’a expliqué que lors d’une chute, l’âme pouvait se détacher du corps. Pour la faire revenir, il fallait qu’un ami applique une main sur mon visage en prononçant mon nom. Elle m’a aussi expliqué qu’on pouvait chuter vers le haut, mais à ce moment-là je n’ai plus bien compris : j’avais encore mal au coccyx, j’étais focalisé sur ma douleur.

Je me suis rêvé un instant militant anarchiste, poseur de bombes, combattant pour la liberté. Mais en attendant, je me suis massé la fesse droite et j’ai pris gentiment ma gélule de Lamaline.

Mathieu Maysonnave


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