Et mes fesses, tu les aimes mes fesses ?
La société du spectacle est au meilleur de sa forme. La mort de la Queen of England est source d’orgasmes médiatiques répétés, sur les réseaux sociaux et à la télévision, pourvoyeurs inépuisables d’images. La disparition, en même temps, de Jean-Luc Godard exacerbe le regard de Louis sur la monotonie des retransmissions qui se succèdent à l’écran.
Elisabeth et Jean-Luc n’eussent pas été ce qu’elle et il furent sans la démultiplication des images qui caractérise le monde entier depuis le milieu du XXe siècle. La vie de la reine fut constamment mise en images - disons plutôt soumise aux images, tant ses apparitions sur nos écrans, réglées au millimètre, semblaient commander son existence du matin au soir -, la vie de Godard fut, à l’inverse, de subvertir sans trêves les images que la société contemporaine diffusait pour les besoins de sa reproduction économique, sociale et idéologique.
Quand il voit la façon, convenue et aseptisée, dont les médias présentent la mort de la reine, Louis se dit que Godard n’a pas réussi à modifier la manière de voir le monde de ses contemporains. Il n’aurait pas existé que les caméras des télévisions planétaires tourneraient de la même manière les plans du cercueil, de la foule qui patiente devant Westminster, les visages graves et attristés des membres la famille royale, autant de séquences dont on nous demande (à nous, les spectateurs consommateurs) de les prendre pour des « moments de vérité », pour parler à la manière de Stéphane Bern et de ses clones.
Que des moyens techniques si considérables soient mis au service d’un conformisme universellement plat et tragiquement consensuel, en s’interdisant toute distance critique, tout décalage, toute transgression, cela conforte Louis dans l’idée que le capitalisme a atteint un niveau de domination sans précédent. Un des leitmotivs des commentaires distillés ad nauseam sur les ondes et à la télévision développe la thèse selon laquelle la reine incarnait l’unité de la Nation, qu’elle assurait le lien symbolique entre les Britanniques, qu’elle était l’icône, parfois bousculée, mais solide, de son fier Pays (et de son Empire, why not ?). Les images des foules qui se pressent à ses obsèques marquent la continuation de sa fonction, par-delà la mort, de grande unificatrice et pacificatrice que nous, Français régicides, devrions envier et apprécier. Pas de conflits, pas de luttes des classes, pas de souffrances sociales, la reine est morte pour tous ses « sujets », égaux dans la douleur et la peine. La Réaction, comme l’on disait autrefois, s’en donne à cœur joie !
Serge Daney, dans un article de 1992, (déjà), anticipait cette comédie : « Les images ne sont plus du côté de la vérité dialectique du ”voir” et du ”montrer“, elles sont entièrement passées du côté de la promotion, de la publicité, c'est-à-dire du pouvoir ». Les reportages autour du décès d’Elisabeth II confirment que la vision du monde du capitalisme libéral triomphe dans la mise en scène du réel aujourd’hui. Que nous disent-ils ? Qu’au fond, les gens ne sont pas méchants (hormis quelques révolutionnaires névrosés et schizophrènes), qu’ils aiment celles et ceux qui les dominent, qu’ils en ont besoin et que leur modèle les inspire. Il s’agit simplement de masquer la brutalité des rapports sociaux existants dans la société capitaliste d’aujourd’hui. Et voilà les Anglais soudainement promus au rang de peuple idéal !
La représentation médiatique de la reine expose le désir inconscient de tous les puissants du temps : être aimé par celles et ceux qu’ils maintiennent dans l’asservissement et la dépendance. Freud nommait ”détresse infantile“ ce besoin irrationnel d’être sous la coupe de personnes auxquelles on attribue des pouvoirs surnaturels, besoin qui apparaîtrait, selon le psychanalyste viennois, au moment où l’enfant prend conscience de sa petitesse et de sa faiblesse. Est-ce cet initial trauma qui conduit à la servitude volontaire ? Louis n’y croit pas, mais, quoi qu’il en soit, les images d’une monarchie fastueuse et maternelle nous infantilisent et contribuent à nous maintenir dans cet état.
Godard ne respectait ni les puissants, ni les images de leur puissance, et il s’est attaché, toute sa vie, à déconstruire les représentations qu’ils voulaient donner d’eux-mêmes. Il ne croyait plus à la force libératrice du cinéma et faisaient des films de plus en plus radicaux, loin des ornières de l’industrie culturelle. Sa mort, par suicide assisté, fut en accord avec son éthique.
À propos de l'auteur(e) :
Stéphane Haslé
Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.
Philosophe
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