Mode sombre

Un radis noir radical qui s’intéresse à la racine des mots1, c’est bien la moindre des choses. Intéressons-nous donc à la parenté étymologique de cheptel et de capital (chose promise, chose due).

Leur racine latine commune est capita, les têtes. Les têtes de quoi ? De bétail. Car la richesse d’un individu ou d’un groupe se mesurait autrefois (et encore de nos jours dans certains cas) par le nombre de têtes de bétail possédées. On retrouve cette idée dans l’ancien français chatel qui désignait une possession, et qui a donné notre cheptel français et le cattle anglais (bétail), mais aussi l’anglais chattel désignant en droit de propriété le bien meuble, mais aussi… l’esclave !

Où l’on retrouve l’un des fondamentaux de la logique capitaliste : tout est marchandise. Les biens matériels inertes, les animaux, les ressources de toutes sortes, y compris humaines…

Le cheptel du capital, c’est nous !

L’historien, l’économiste ou encore le marxiste sourcilleux pourraient objecter que le capitalisme proprement dit désigne quelque chose de plus précis, situé dans le temps, correspondant à un certain nombre de critères, etc. Mais l’objet du propos n’est pas d’examiner le capitalisme comme objet d’étude économique ou historique, mais de l’appréhender dans sa logique millénaire et dans sa trajectoire anthropologique funeste. Et constater que cette logique2 semble aussi vieille que l’humanité n’empêche nullement de chercher à la dépasser ou tout du moins à la contenir. C’est même… capital (qui est en tête – des enjeux actuels).

Si l’on y prête attention, on trouve des signes de ce mépris anthropologique du capital pour les personnes assimilées à du bétail et à de la marchandise un peu partout : des « veaux » de Français du général De Gaulle3 au management des « ressources humaines »4 qu’il faut sans cesse « dégraisser » en passant par les injonctions à « se vendre sur le marché du travail » et la mission sacrée que pensent avoir les chiens de garde du journalisme bourgeois consistant non pas à informer le public mais à « faire de la pédagogie »5, c’est-à-dire in fine à guider le troupeau…

Le philosophe pourrait mettre en garde contre la tentation de chercher à tout prix « la substance derrière le substantif », mais il est tout de même des filiations étymologiques et sémantiques éclairantes. Le zététicien zélé pourrait s’inquiéter de déceler des biais de confirmation ou autres dans ce texte. Les chasseurs de complotistes et autres pourfendeurs d’obscurantisme pourraient croire déceler une pensée approximative à visées totalisantes. Qu’ils se détendent. Nulle autre prétention ici que de partager quelques pistes de réflexion. Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles.

Utiles à qui ? Utiles pour quoi ? Quelques exemples.

À ceux qui disent se préoccuper du désastre écologique en cours et qui, naïvement ou benoîtement, s’en remettent à la bourgeoisie financière et/ou d’État pour nous sauver de l’enfer qui progresse chaque jour. Gare à ses remèdes ! Laisser crever la quasi-totalité du troupeau ou le mettre en coupe réglée fait partie de ses solutions. Arrêtez de (nous faire) perdre un temps qui nous devient chaque jour de plus en plus précieux !

Aux techno-scientistes qui pensent que seul le capitalisme est capable de développer les technologies qui permettront de trouver des solutions aux problèmes engendrés par… le capitalisme. Savent-ils que pour le mouvement transhumaniste, courant du techno-capitalisme contemporain le plus fanatisé et le plus décomplexé quant à ses buts, nous ne sommes que les « chimpanzés du futur » et que quand « il y aura des gens implantés, hybridés, et [que] ceux-ci domineront le monde, les autres […] ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré » ?6 Que pensent-ils des quêtes délirantes comme vivre mille ans ou sur Mars ? Pensent-ils que les cyber-dominants s’encombreront de la masse des primates de la planète Terre ? Arrêtez avec les sornettes pseudo-philosophiques du genre : « La technologie n’est ni bonne ni mauvaise : tout dépend de l’usage qui en est fait. ». Tout dépend de qui décide de l’usage qui en est fait, donc en l’occurrence, des capitalistes qui concentrent de plus en plus de pouvoir. Ne croyez pas que la loi de Gabor7 soit une bonne nouvelle pour l’humanité tant que la démocratie n’aura pas supplanté le capitalisme.

À ceux qui se croient une communauté d’intérêts ou de destin avec les riches propriétaires et leurs cowboys parce que de même couleur de peau, nationalité, origine éthnique, religion, langue, pays, sous-continent, etc. et qui pensent que les kebabiers réserveront un sort différent aux moutons blancs et aux moutons noirs. Voyez que les camelots qui se sont positionnés sur le segment de marché politique de la haine de l’Autre se contrefoutent de vos vies en dehors de leurs discours moisis8. Vous feriez mieux de regarder la partie immergée de l’iceberg de vos points communs avec les classes populaires racisées plutôt que la belle et blanche surface de vos apparentes similarités avec les bouchers de la bourgeoisie ; de cultiver votre conscience de classe plutôt que de phantasmer sur votre soi-disant appartenance de race ; d’investir pleinement une lutte des classes féroce et bien réelle plutôt que de paniquer sur une hypothétique guerre des civilisations.

Aux républicanistes de gauche qui pensent que les Valeurs-de-la-République-une-et-indivisible-et-patati-et-patata ont ce pouvoir magique de permettre de discuter véritablement et de débattre de manière constructive avec l’extrême-centre (alias l’extrême-droite économique) pour le bien commun. Songez au promeneur facétieux qui répond aux meuglements des bovins qu’il croisent dans les champs. Pensez-vous que celui-ci dialogue véritablement avec les vaches ? Qu’il comprenne le sens de ces échanges de « meuh » ? Qu’il pense même que ces mugissements aient le moindre sens ? Rappelons que, depuis des décennies, il est devenu habituel pour la presse bourgeoise à chaque mouvement de contestation populaire de substituer le mot « grogner » à ceux de « revendiquer », « protester », « dénoncer », « s’exprimer », etc. Pour le bourgeois, le peuple qui manifeste n’est qu’une meute d’animaux qui « grognent » et auquel on ne saurait répondre qu’en lui jetant quelques susucres (métaphoriquement) ou en lui donnant des coups de bâtons (littéralement). La discussion avec ces gens-là est impossible ; ils ne sont motivés à un simulacre de dialogue que par la peur de se faire mordre.

L’argent est un enjeu pour le capitalisme dans la mesure où il est le médium9, l’instrument, l’arme – par lui forgée et maîtrisée – du pouvoir. C’est le bâton du berger qui s’en sert pour conduire le troupeau où bon lui semble (à la tonte ou à l’abattoir ?), le fouet du dompteur qui s’enorgueillit de dominer les fauves du cirque. Car en régime capitaliste, qui possède commande.10

Les inégalités politiques et sociales vertigineuses qui ne cessent de se creuser ne sont pas le résultat involontaire et malheureux d’un système économique certes cruel mais naturel (« C’est bien triste, mais l’on n’y peut rien, ma bonne dame… »). Elles sont la conséquence manifeste de la mentalité fondamentalement hiérarchique, inégalitaire et autoritaire de la bourgeoisie. Elles sont l’objectif même – certes inavouable, et peut-être parfois inconscient – garantissant au bourgeois de commander son monde, et alimentant son phantasme de toute-puissance et sa folie narcissique11.

Si l’on aspire réellement à changer les choses, quitte à être pris pour du bétail, inspirons-nous de l’âne qui tient tête et rue, plutôt que du porc qui avale tout ce qu’on lui balance dans son auge, du mouton qui bêle vainement en chœur avec le troupeau, ou encore du chien qui obéit au doigt et à l’œil, pris entre l’admiration pour ses maîtres, l’espoir de quelques caresses et la peur des coups de pied au cul.

Un radis noir.

1 Triple pléonasme. Rappelons ici que radical vient du latin radix qui signifie racine. Le radical est donc celui qui s’intéresse aux racines profondes des choses pour mieux les comprendre, et éventuellement pouvoir les transformer. Il importe de résister à la falsification de ce terme par la bourgeoisie qui via ses médias assimile la radicalité à l’extrêmisme, au fanatisme, voire carrément au terrorisme meurtrier.

2 Cette logique capitaliste, bourgeoise, marchande… : ces termes sont plus ou moins interchangeables selon le contexte.

3 Malgré son côté très atypique et critique vis-à-vis de sa classe, il ne faut pas oublier que De Gaulle appartenait en toute conscience à la bourgeoisie et détestait les communistes. (Une balle perdue ? Peut-être…)

4 Cf. les travaux de l’historien Johann Chapoutot et notamment son livre de 2020 : « Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui »

5 Du grec παιδαγωγός, le guide, lui même dérivé de παῖς, παιδός, l’enfant, et ἄγω, conduire ; on peut élargir le sens du mot « enfant » à celui de « mineur », qui est trop inférieur pour être autonome, comme les enfants ou les femmes il n’y a encore pas si longtemps en France.

6 Voir le monumental travail réalisé depuis l’an 2000 par les amis grenoblois de Pièces et main d’œuvre (PMO pour les intimes) sur ces questions : www.piecesetmaindoeuvre.com

7 Dennis Gabor, « lauréat » du prix Nobel de physique 1971 pour l’invention de l’holographie, énonçait « la loi fondamentale de la société technicienne : “ce qui peut être fait techniquement le sera nécessairement”. C’est ainsi que le progrès applique de nouvelles techniques et crée de nouvelles industries sans chercher à savoir si elles sont ou non souhaitables. »

8 On passe le bonjour aux électeurs de Le Pen qui ont cru sincèrement qu’elle aurait pu voter en faveur d’une vraie revalorisation salariale ; si vous voulez un jour discuter sérieusement des causes de vos problèmes en mettant de côtés vos paniques identitaires…

9 Au sens de moyen, d’intermédiaire, de support d’échange.

10 Le spinoziste Frédéric Lordon parlerait d’enrôlement des puissances d’agir.

11 Cf. la fameuse et néanmoins infâme distinction entre « ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien ».


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