L’idéologie française
Un des grands refrains du macronisme est d’affirmer la fin des idéologies. Cette antienne n’est pas nouvelle, elle est, depuis quelques décennies, un lieu commun du néolibéralisme, au point qu’elle passe désormais pour une évidence et que toute mise en cause de cette affirmation, toute tentative de réutiliser le concept d’idéologie pour penser la scène politique, vous font la réputation d’un demeuré, d’un archéo-marxiste, d’un homme du passé dépassé. Voilà tout mon portrait, pense Louis.
Cependant, se demande-t-il, si la notion d’idéologie était réellement obsolète, périmée, pourquoi sont-ils tant, dans le camp macronien, à se donner sans cesse la peine de lui envoyer un énième coup de pied de l’âne, de la railler, de la vilipender ? Pourquoi ne la laissent-t-ils pas mourir de sa belle mort, dans les fossés de l’Histoire, comme une relique d’un temps où ils n’avaient pas la certitude arrogante d’être les seuls maîtres du présent ? Et si leur délire n’était qu’un déni, de l’esbroufe, du vent ?
Rappelons ce que Marx nous a enseigné : dans les sociétés marquées par la lutte des classes, l’idéologie est le discours des dominants. Sous couvert de paroles auto qualifiées d’objectives, de neutres, de scientifiques, elle expose la vision du monde qui convient à la classe dirigeante et à ses alliés. Dans notre société, elle est le discours qui justifie la reproduction à l’identique de l’exploitation capitaliste, elle lui confère un caractère implacable d’éternité. Aujourd’hui, elle a à son service, sans limites, les moyens de communication de la technologie moderne, télévision, radio, presse écrite, elle se permet même de laisser parler ses ʺopposantsʺ, du moins ceux-là qu’elle a intronisés ainsi, sachant que leur dite opposition est de façade, purement rhétorique, et qu’à la première bourrasque, de tels ʺopposantsʺ regagneront gentiment le camp des ʺresponsablesʺ, des ʺconstructifsʺ, bref, des futurs ministres, on l’a vu avec ces ex-socialistes devenus macronistes, en première ligne pour promouvoir la réforme des retraites, après avoir réduit les droits des chômeurs. (Louis est prêt à parier que Laurent Bergé sera bientôt un d’entre eux). Les autres, les opposants réels, sont identifiés, tous dans le même sac, comme extrémistes, radicaux, et ne sont jamais autorisés à s’exprimer sur les canaux du pouvoir. Cette exclusion n’est pas de la censure, dit l’idéologie, puisque, de toute façon, ils refusent le dialogue. Entendons : Ils refusent le dialogue dans les formes et les contenus que l’idéologie considère comme normaux, sérieux, démocratiques.
Que recouvre cette affirmation de la fin des idéologies ? Cela voudrait dire, si nous reprenons la définition de Marx, que le discours dominant ne serait plus le discours des dominants, mais un discours sans mauvaises intentions, sans arrière-pensées, sans parti pris ; en somme, le discours du réel, non déformé par des positions périmées de classe, par des rapports de force, langage incongru, n’est-ce pas ?, entre les possesseurs des moyens de production et les possesseurs de leur seule force de travail. Dans un tel monde, il n’y aurait d’ailleurs plus lieu de parler des dominants et des dominés, tous étant devenus des « acteurs » socio-économiques embarqués sur le même bateau et tenant le même cap. Sur les retraites, par exemple, il ne faudrait pas chercher une quelconque volonté des libéraux d’augmenter les profits des actionnaires ou des patrons en demandant aux salariés de travailler (pour ceux-là) plus longtemps, mais cette réforme ne serait que la traduction des nécessités des évolutions de la société, un ajustement, rendu inévitable par l’allongement de la durée de la vie et par l’accroissement du nombre des personnes âgées. Que les dominants s’enrichissent de manière hystérique depuis des décennies ne justifie nullement de leur demander de participer davantage à la redistribution des richesses, puisque, dans un monde sans idéologie, l’entrepreneur, le capitaliste, sont les moteurs décisifs du progrès social, les trop fameux « premiers de cordée ».
Le propagandiste zélé de cette thèse, en France, est Emmanuel Macron. Louis a longtemps cru que Macron était cynique, ou retors, qu’il savait bien ce qu’il faisait : assurer la survie du capitalisme, quoi qu’il en coûte. À bien y réfléchir, il se demande s’il n’est pas tout simplement bête, ou stupide, c’est-à-dire incapable de penser hors de son cadre habituel, incapable de sortir de ses fiches libérales, de sa doxa darwinienne. Il supprime l’ISF, quel est le problème ? L’État dépense des millions pour réaliser des études par des cabinets privés, en quoi est-ce discutable ? Le peuple refuse la retraite à 64 ans, et alors ? L’intelligence de Macron ne fonctionne que dans le périmètre de son habitus de bourgeois repus, qu’avec les codes de son éducation d’école de commerce, que dans l’entre soi des grands de ce monde. Dès qu’il tente une sortie hors de son chez soi politique, c’est la catastrophe : « les illettrées de Gad », « ceux qui ne sont rien », « traverser la rue pour trouver un job », « le pognon de dingue dépensé pour les minima sociaux », etc. En fait, lui, le pourfendeur des idéologies, réalise l’idéologie dans sa pureté chimique, il en est l’incarnation parfaite, la créature frankensteinienne. Si vous voulez comprendre ce qu’est un discours idéologique, écoutez-le. Ses disciples, les politiques, des élus Renaissance à Hollande ou Cazeneuve, les journalistes, de TF1 à Cnews, les intellectuels, de Enthoven à Barbier, en passant par Giesbert et consorts, ne lui arrivent pas à la cheville. Lui, il ose tout, il n’a aucun surmoi politique, il est la Vérité.
Dans L’Idéologie Allemande, écrit autour de 1845, Marx évoque ironiquement « un brave homme qui s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, par exemple, en déclarant que c’était là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri de tout risque de noyade. » Macron est comme cet homme. Pour lui, si les Français descendent dans la rue, c’est parce qu’ils sont possédés par des idées fausses : la lutte des classes, l’exploitation capitaliste, l’injustice de la répartition des richesses, etc. Il suffit de penser, comme ce brave Dussopt, que la réforme des retraites est une réforme de gauche et tout cela disparaîtra, la société redeviendra ce qu’elle est selon l’idéologue de la fin des idéologies : un havre ruisselant de paix et de solidarité universelles.
À propos de l'auteur(e) :
Stéphane Haslé
Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.
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