Mode sombre

Parfois, Louis se dit qu’il devrait abandonner ses rengaines anti-macroniennes et écrire de la poésie, raconter des histoires d’amour et contempler la beauté des choses, voir le bon côté de la vie, quoi ! Après réflexion, il se convainc, sans trop de peine, que le bon côté de la vie, dans le monde d’aujourd’hui, c’est d’être anti-macronien. 

Récemment, deux images successives l’ont frappé. La première, c’est lorsque le chœur de l’Armée française a repris le poème d’Aragon mis en musique par Léo Ferré, “ L’Affiche Rouge ”, après l’annonce de la prochaine panthéonisation de Missak Manouchian, la seconde (chronologiquement, c’est l’inverse, mais Louis a d’abord vu la cérémonie du 18 juin), c’est lorsque Macron a vidé cul-sec une bouteille de bière après la finale du Championnat de France de rugby, dans le vestiaire des vainqueurs toulousains.

Ces deux événements confortent Louis dans son analyse de ce que l’on appelle, à tort, le macronisme. À tort, parce qu’un “isme” suppose une théorie, une vision globale de la réalité, qu’elle soit valide ou non n’est pas la question ici, pensons au marxisme, au socialisme, au féminisme, etc. Or, rien de cela derrière le macronisme, pas d’idéal, pas de plan, pas de construction intellectuelle. Qu’y a-t-il donc derrière ? Eh bien, il y a Macron. Lui seul. Si l’on veut comprendre le macronisme, il faut comprendre Macron. La thèse de Louis, c’est qu’il n’y a rien à comprendre, Macron c’est le rien déguisé en politique.

L’hommage à Manouchian, via Aragon et Ferré, illustre ce vide. Comment un apôtre du libéralisme, un ennemi des classes populaires, peut-il s’incliner devant ces figures et les luttes qu’elles ont menées alors que ces luttes visaient précisément à détruire le type d’ordre auquel lui, Macron, s’attache ? Comment celui qui lance la police armée contre la moindre manifestation pourrait-il se reconnaître dans l’esprit de résistance qu’incarnent, chacun à leur manière, Manouchian, Aragon et Ferré ? Louis a écouté plusieurs fois la chanson de Ferré, avant de regarder ce que le chœur de l’Armée française en avait fait. À chaque fois, naît une émotion intense derrière les mots du poète : « Tout avait la couleur uniforme du givre / À la fin février pour vos derniers moments… ». Pourquoi nulle émotion le 18 juin ? Parce qu’Aragon partage sa vie et son âme avec celles de Manouchian et des autres, il se reconnaît dans les raisons du combat qu’ils ont mené, s’inscrit dans leur devenir et éprouve leur mort comme sa mort. Macron n’y est pas, il est loin d’eux, hors d’eux. Ce qu’illustrèrent Manouchian et ses camarades, c’est la fraternité. Une valeur de la République souvent mise en exergue par les macroniens. Or, de la fraternité, il y en eut à profusion dans les rangs des manifestations contre la réforme des retraites. C’est là qu’elle était vivante, renaissante et affirmée. Quelle en fut la traduction, en langage macronien ? Des chiffres et des statistiques : Combien de centaines de milliers de manifestants ? Combien d’arrestations ? Combien de blessés ? Quel pourcentage de grévistes ? Quel délai avant l’épuisement ?, etc. Nulle compassion, nulle empathie pour le peuple dans la rue. « Vous aviez vos portraits sur les murs de la ville / Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants ». Ils n’ont rien vu, rien entendu, rien compris.

Le second épisode du macronisme est moins profond, mais tout autant révélateur. Il avale une bière dans le vestiaire des rugbymen. Encore une image de partage, de complicité. Pourtant, tout sonne faux, tout est bidon. Il joue à être rugbyman, aurait dit Sartre. Il est ridicule ou obscène, au choix. Ridicule comme l’enfant qui veut intégrer le groupe des grands qui n’en ont que faire, obscène parce qu’il détourne la joie des sportifs pour leur voler la lumière et utiliser à son bénéfice les effets de la victoire.

Macron n’est pas communiste, comme Manouchian et Aragon, il n’est pas anarchiste, comme Ferré, pas plus qu’il n’est rugbyman. Il n’était pas non plus philosophe, quand il a voulu le faire croire, au début de son premier mandat, en inventant une prétendue affinité élective avec Paul Ricoeur. (Dès ce moment, Louis a vu que c’était du toc, du faux, de la contrefaçon, les philosophes, c’est comme les chiens, ça se reconnait au premier coup d’œil, on sait qui en est et qui n’en est pas). Il n’est pas plus chef de guerre, écologiste ou laïque. Il est Macron, rien.

Alors, qui parle, quand il parle ? On se souvient que, en Grèce antique, les acteurs portaient des masques quand ils jouaient les tragédies d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide. Ils ne montraient pas leur visage, peut-être pour que les spectateurs se concentrent uniquement sur le texte, sur les mots du poète. Quand ils retiraient le masque, ils revenaient à eux, leur véritable personnalité pouvait donner libre cours à son expression. Il y avait bien quelqu’un derrière le masque. Quand Macron retire le masque du rugbyman, on découvre le masque du communiste, puis le masque de l’anarchiste, le lendemain, un autre, puis encore un, etc. Le problème, c’est qu’il n’y a que des masques, on ne tombe jamais sur quelqu’un. De temps à autre, s’échappent des bribes de singularité : ”ceux qui ne sont rien “, “traversez la rue, vous trouverez du boulot”, ”le pognon de dingue“, etc. Si on cherchait là la véritable personnalité de Macron, ce serait la misère totale, des banalités, de la vulgarité, de la bêtise crasse. 

Quelque chose se dit pourtant dans ces formules : elles expriment ingénument la domination écrasante des privilégiés, la puissance des classes supérieures, elles sont le langage de la bourgeoisie, de son indifférence à l’égard de celles et ceux qui n’en sont pas, à l’heure du capitalisme néolibéral. Il se trouvera toujours des hommes et des femmes pour incarner la perpétuation de la domination de la bourgeoisie sur le peuple. Ces hommes et ces femmes sont les porte-paroles d’un monde qui se fait essentiellement tout seul, selon les mécanismes du marché, marché auquel ils ont abandonné, ou vendu, leur liberté et leur autonomie. Ils veulent remplacer, à la manière de Saint-Simon, le gouvernement des hommes par le gouvernement des choses. Macron est l’un d’entre eux, ni plus, ni moins.

« Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants / Avaient écrit sous vos photos “Morts pour la France” / Et les mornes matins en étaient différents ».


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À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.


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