Le barbare
Engourdi par l’été, Louis a commis une erreur. Il a acheté le numéro du Point, du 24 août, dans lequel est présenté, sur une douzaine de pages, un entretien entre le journal et le Président Macron. Après lecture, il se reproche de n’avoir pas encore perdu les anciens réflexes, vestiges d’une époque où la presse avait, parfois, une dimension intelligente, quand elle n’était pas que l’écho de l’air du présent et pouvait émettre quelques pensées critiques sur le monde et la société. Le Point est l’archétype de ce que devient le journalisme : inculture, servilité et vulgarité.
Interroger un Président de la République est un événement médiatique. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est un événement qui ne touche et ne concerne que les médias : les autres titres en parlent, la radio et la télé commentent, les commentateurs commentent les commentaires. Au bout du compte, aucune analyse ne se dessine, aucune conséquence pratique, aucune pensée.
Il faut reconnaître que les paroles présidentielles se prêtent peu à la réflexion, elles sont conformes à ce à quoi Macron nous a habitués : autosatisfaction permanente et égotisme névrotique. Prenons un extrait, sa réponse à la question : Que voudriez-vous que l’on se rappelle vous ? « J’aimerais qu’on dise : ʺIl nous a rendus plus forts, il nous a rendus plus fiersʺ. Je voudrais qu’on dise : ʺIl s’est battu, même si on n’était pas d’accord avec tout ; il a respecté ses engagementsʺ. Et que l’on retienne ce combat pour rebâtir notre nation, son indépendance, son chemin ». Comment ne pas être abasourdi par ce vocabulaire de matamore, ce narcissisme infantile, cette emphase dégoulinante, cette tartarinade ?
Louis a toutefois été retenu par une idée, déjà évoquée quelque temps auparavant et reprise, rapidement, lors de l’interview. Interrogé à propos des émeutes récentes, survenues à la suite de la mort de Nahel M., lors d’un contrôle de police, le Président déclare : « J’ai parlé de décivilisation il y a quelques mois. C’est bien cela que nous avons vu. Il faut donc s’atteler à reciviliser ». Rien de moins.
L’ambition n’est pas mince. Cet appel à la civilisation éveille l’attention de Louis. Pour le philosophe, c’est un concept difficile à définir, il est plus large, par exemple, que le concept de culture, qui désigne tout ce qui, en l’homme, ne relève pas de la nature, il l’est moins que la notion d’humanité, qui englobe l’ensemble des formes prises, au cours du temps, par l’espèce humaine. En fait, « civilisation » se définit d’abord par ce à quoi on l’oppose : le civilisé, c’est le contraire du sauvage, du barbare, ceux qui sont moins humains que nous, les civilisés. Le problème est que la qualité de civilisé résulte d’une auto-attribution, les Grecs anciens se jugeaient civilisés par rapport aux non-Grecs, les barbares, même chose pour les colonisateurs européens qui prétendaient émanciper les populations autochtones, reléguées dans la proto-humanité, auxquelles « on apportait la civilisation ». L’idée de civilisation contient donc l’idée d’une supériorité de ceux qui sont « in » par rapport à ceux qui sont « out », ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas, ou pas assez, ou pas encore. Selon Macron, et c’est là son originalité, Il y a également ceux qui n’en sont plus, les « décivilisés », qu’il veut remettre dans la ligne et les « reciviliser ».
Notre président se désigne ainsi comme l’incarnation de la civilisation. Il sait ce qu’elle est et s’institue redresseur de sauvagerie, correcteur de barbarie. Mais sur quoi repose la civilisation de M. Macron, quels en sont les tenants et aboutissants, que contient-elle, que montre-t-elle ? Dans l’interview, le Président se pose en héritier de l’esprit du XVIIIe, de ce qu’il nomme « le projet humaniste des Lumières ». Il semble ignorer que certains penseurs des Lumières, et non des moindres, comme Diderot et Rousseau, étaient fortement sceptiques quant à la puissance libératrice de la civilisation qui s’annonçait. Ils anticipaient explicitement les dérives possibles du progrès : rejet des différences, artificialisation des rapports sociaux et montée des inégalités. Le « projet humaniste des Lumières », dont personne ne niera l’importance théorique, a muté en déchaînement universel du capitalisme, en exploitation forcenée de la majorité des travailleurs, en destruction aveugle des ressources naturelles et de la biodiversité, tout en produisant des inégalités sociales inédites dans l’histoire. La sauvagerie et la barbarie ne sont peut-être pas là où on le croit.
Reciviliser est, dans cette perspective, faire adhérer tout le monde à cet univers, avec entrain et conviction, sans résistance. On y accepte la discussion réglée et la contestation soft, à la condition que tout rentre dans l’ordre, bon gré, mal gré, et que les choses continuent à aller leur train, au service des profits de la minorité qui tire parti d’une telle civilisation. Les méthodes employées par les maîtres du jeu économique et social pour défendre et promouvoir la dite civilisation ne semblent à Louis exemptes, ni de sauvagerie, ni de barbarie.
À propos de l'auteur(e) :
Stéphane Haslé
Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.
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