Fin d’une époque ?
Il faut être prudent lorsque l’on cherche à penser ce que Hegel nommait « l’Esprit du temps ». Louis ne l’ignore pas mais il s’alarme des signes que le monde envoie en ce moment : les guerres d’Ukraine, de Gaza, du Soudan, etc., la puissance chinoise, l’impuissance de l’Europe, la crise climatique. En France : la montée du Rassemblement National, la progression des médias néofascistes, l’écroulement de la pensée humaniste, le développement des inégalités, tout cela bouscule les représentations qui guidaient notre compréhension du monde, représentations qui ne nous permettent plus de nous situer dans l’existence, tant individuelle que collective. Le lieu le plus évident pour saisir la déliquescence de nos repères est la politique.
Depuis les philosophes grecs, nous savons que la politique ne vaut que parce qu’elle va au-delà de la simple organisation technique et administrative des communautés humaines. En son essence, elle est un espace où les hommes se donnent des fins propres, où ils n’ont pas seulement à répondre aux exigences vitales ou aux contraintes matérielles (même s‘ils doivent y répondre, sans conteste), c’est là où, en un mot, ils produisent des idéaux. Certes, ces idéaux et leur production sont, le plus souvent, le fait d’une minorité et la majorité en subit les effets sans grande possibilité d’agir sur eux. Néanmoins, les sociétés humaines sont humaines par cette capacité à dépasser la nécessité des besoins pour faire une place à la liberté de décision et de choix. La politique est, en grande partie, le terrain de lutte entre ceux qui ont le pouvoir de produire de l’idéal et ceux qui cherchent à accéder à ce pouvoir. Bien sûr, l’existence des hommes ne se résume pas à la production d’idéaux, loin de là, cependant, la présence d’idéaux stables et en partie partagés par une communauté déterminée, apporte à cette existence une forme de justification qui permet de dépasser, parfois, l’angoisse de vivre et de croire en quelque chose que nous appellerons, faute de mieux, le bonheur.
Avoir un idéal, par définition, c’est éprouver de l’insatisfaction face au réel, lequel ne peut jamais être à sa hauteur. Les idéologies et religions du passé furent des discours qui légitimaient l’écart entre l’idéal et le réel, elles s’efforçaient d’inciter les hommes à contempler l’idéal, très haut et très loin dans le ciel de l’espérance et les conduisaient à accepter la réalité telle qu’elle était. Louis les classe dans la catégorie marxiste des « opiums du peuple » : des récits de consolation (et c’est déjà ça !), mais sans la moindre efficacité sur les conditions de vie des hommes. Depuis la Révolution française, nous construisions nos représentations sur l’idéal selon lequel la société pouvait être, pour tous et par tous, établie sur la liberté, l’égalité et la fraternité. Tels sont les principes qui, depuis 1789, structuraient et délimitaient notre rapport au monde. Chacun, sans doute, pouvait donner à ces mots la valeur et l’extension qui lui plaisaient, l’écart entre leur sens et la réalité demeurait, mais une forme de civilisation s’était développée autour et à partir de cet idéal-là. Il était au fondement de la démocratie moderne. L’action politique s’évaluait au regard de tels buts et même ceux qui s’y opposaient devaient affronter et reconnaître leur poids.
Louis a le sentiment que la politique aujourd’hui a renoncé à incarner les idéaux nés en 1789 et, en conséquence, qu’elle a renoncé à exister en tant que politique. En France, Macron est la caricature de cet effacement du politique. Ses errements face à la crise du Proche-Orient révèlent son incapacité à tenir un idéal quelconque, comme l’avait déjà manifesté son indifférence face à la colère populaire des Gilets jaunes et aux oppositions massives à la réforme de la retraite. Il est sans projet collectif, soucieux avant tout de défendre le statu quo économique et d’affirmer son pragmatisme, autre nom du renoncement. Évidemment, il a comme alliés tous ceux que le réel, tel qu’il est, satisfait, tous ceux qui n’ont d’autre attente que la continuation de ce qui leur est donné, tous ceux qui jouissent du monde présent, bien que, parfois, pour alléger leur conscience, ils le dénoncent verbalement comme violent, injuste et délétère, tous ceux-là n’ont nul besoin d‘idéaux, le réel les comble et leur suffit, ils sont les mieux servis par l’état des choses.
En revanche, ceux qui n’ont rien ou si peu n’ont même plus la possibilité de croire en une amélioration de leur sort, ils sont condamnés à rester collés au maintenant, à s’enfoncer dans la misère du ce-sera-toujours-comme-ça et à ne pouvoir rien espérer de plus. La politique, dans son suicide, les abandonne à leur sort.
C’est là qu’apparaît le moment le plus profond de la fin des idéaux. Au fond, l’idéal innommé de 1789, mais ô combien revigorant, était que le peuple, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui luttent pour une liberté véritable, une égalité véritable et une fraternité véritable, accède au pouvoir et invente une société selon son gré, une société débarrassée de l’arrogance des puissants et du mépris des possédants, où chacun aurait selon ses besoins. Paradoxalement, cet objectif fut, le plus souvent, combattu par ceux-là mêmes qui vantaient la liberté, l’égalité et la fraternité, parce qu’ils voulaient la liberté, l’égalité et la fraternité, sans les convertir concrètement par un changement radical de société, par une remise en cause de la propriété privée, c’est-à-dire de leurs privilèges sociaux. Il faudrait rappeler, songe Louis, la responsabilité du Parti Socialiste en France, depuis Mitterrand après 1983 jusqu’à Hollande en 2012, dans l’édification des faux-semblants politiques qui ont contribué à tuer l’idéal révolutionnaire du pouvoir du peuple.
S’il reste cependant une lueur dans la nuit actuelle, ce serait de supposer que ceux qui, désormais, sont politiquement privés de la moindre reconnaissance, orphelins de tout idéal, ne pourront survivre qu’en imposant, par la lutte et le combat (parce que personne, depuis les sphères dirigeantes, ne leur fera le moindre cadeau), leur désir de vivre selon leurs aspirations.
À propos de l'auteur(e) :
Stéphane Haslé
Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.
Philosophe
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