Babeuf, trop en avance sur son siècle (1ère partie)
Décidément, il n’y a pas de hasard. Je lis actuellement Communisme de Bruno Guigue. Il y fait un développement passionnant sur la Conjuration des Égaux et Gracchus Babeuf dont le patronyme a donné l’incongru « babouvisme ». Au même moment (non, Monsieur, je n’ai pas dit en même temps!), je visionne un entretien de Georges Kuzmanovic chez Greg Tabibian. Il y mentionne Raphaël Glucksmann. Facétieux, le monteur de « J’suis pas Content », insère un extrait de « 28 minutes » (émission sur Arte) daté du 22 octobre 2018 : « Moi, je suis né du bon côté de la barrière socio-culturelle. Je fais partie de l’élite française. J’ai fait Sciences Po comme la majorité des gens qui nous gouvernent. J’ai eu la chance de pouvoir jouir, moi, de cette société de solitude. Quand je vais à New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi a priori culturellement que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème. Et simplement, ce qu’il faut essayer de faire, c’est sortir de soi-même et essayer de comprendre, ce que ne fait plus majoritairement l’élite française, qu’on peut parfaitement soi-même trouver géniale, cette émancipation vis-à-vis de toute sorte de structure collective mais que ça ne nous permet pas de faire un peuple. Or il n’y a pas de démocratie si on ne fait pas un peuple. »
Je vous laisse juge du reste mais c’est la Picardie que je retiens de tout ce cynisme condescendant. Car tout comme Ruffin et Macron, François Noël Babeuf est né picard. Dès 12 ans et contrairement au jeune Raphaël, fils-de, F.N. Babeuf doit travailler : il donne des coups de pioche et de pelle pour le creusement du canal de Picardie. A 17 ans, le jeune terrassier arrive à se caser chez un notaire feudiste, c’est à dire un spécialiste de la propriété et du droit féodal, dont Glucksmann semble être un avatar-avorton.
Quatre ans plus tard, à 21 ans, Babeuf se met à son propre compte en tant que commissaire à terrier, un office où il cumule ses qualités de feudiste et de géomètre : il connait donc les privilèges fonciers de l’intérieur. Lecteur de Rousseau et de biens d’autres choses, le jeune juriste constate les conditions de vie très pénibles de l’immense majorité des Picards et contrairement à Glucksmann, développe des théories en faveur de l’égalité et notamment de l’abolition de l’esclavage. En 1788, un an donc avant la Révolution, il commence la rédaction du « Cadastre Perpétuel » (ou « Démonstration des procédés convenables à la formation de cet important ouvrage, pour assurer les principes de l'Assiette et de la Répartition justes et permanentes, et de la perception facile d'une contribution unique, tant sur les possessions territoriales, que sur les revenus personnels ») qu’il publiera en 1789. Dans cette brochure, il propose de faire évoluer la loi pour collectiviser les terres tout en gardant leur exploitation individuelle : la terre n’est donc que la propriété momentanée de celui qui l’exploite pour son propre compte et verse un impôt en compensation de cet usufruit.
A partir de mars 1789, Babeuf participe à la rédaction des cahiers de doléances des habitants de Roye (dans la Somme) où il exerce. Avec le début de la Révolution, il devient journaliste pour le « Courier de l’Europe » et partage son temps entre Roye et Paris. Opposé aux impôts indirects, il organise des réunions et fait signer des pétitions, puis se retrouve une première fois, derrière les barreaux en mai 1790 pour incitation à la rébellion et recouvre la liberté grâce à l’intervention de Marat. Après « Le Journal de la Confédération » qui ne sort que trois numéros, il lance « Le Correspondant picard », un journal révolutionnaire où il s’insurge notamment contre le suffrage censitaire mis en place pour les élections de 1791 et qui écartait du vote tous ceux qui ne payaient pas suffisamment d’impôt, une manière très bourgeoise d’écarter les pauvres du pouvoir.
Le journal disparait quelques mois plus tard mais Babeuf n’en poursuit pas moins à mobiliser du côté des milieux populaires picards que Raphaël Glucksmann ne fréquentera pas plus qu’il ne défilera avec la jeunesse militante stéphanoise. En 1791, il est élu commissaire pour la recherche des biens communaux de Roye : rappelons-nous qu’il a été commissaire à terrier sous l’ancien régime. En juillet 1791, il écrit que la propriété féodale est « le fruit de l’expropriation et de la violence » : on reconnait le lecteur de Rousseau (1) mais on flaire aussi le communisme avant la lettre car le mot n’existe pas encore. Babeuf met donc l’accent sur le caractère spoliateur de la propriété nobiliaire et entend la restituer à la collectivité, ce qui bien évidemment va constituer une proposition inacceptable pour la bourgeoisie qui oeuvrait pour un changement de main des terres et non pour une collectivisation de celles-ci. En août 1792, Babeuf est élu à l’assemblée électorale de la Somme mais mis en cause dans une affaire de faux en écritures publiques, il se réfugie à Paris en février 1793. Il rencontre dès son arrivée, Sylvain Maréchal qui mériterait un article à lui seul et qu’on retrouvera plus loin. Babeuf prend également parti pour les Montagnards contre les Girondins au sein des Jacobins. Pour faire court, il prend le parti de Robespierre et de ses amis radicaux contre la tendance la plus bourgeoise et conservatrice du club.
A peine nommé à la Commission des subsistances de Paris, Babeuf soutient une revendication des sans-culottes en dénonçant une famine orchestrée par le procureur général de la Commune de Paris, un arriviste girondin qui finira sur la paille, ce qui va lui valoir des haines féroces et durables mais une oreille attentive du côté de ces agités de sans-culottes (2). Si elle a été le cadre d’une effervescence politique rarement égalée, la période révolutionnaire a également aiguisé les appétits des opportunistes les plus sordides. Toujours est-il que Babeuf est rattrapé par l’affaire qui l’avait fait quitter précipitamment la Somme. Il est emprisonné et c’est dans sa geôle que nous le laissons jusqu’au prochain épisode. (à suivre…)
1) « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. » Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, 1754.
2) Un mot des sans-culottes dont les réunions sont sans doute les prémices des soviets et des ronds-points. Les ouvriers et les artisans se réunissaient dans des assemblées de quartiers ou dans des clubs. Leurs discussions aboutissaient parfois à des pétitions, d’autres à des actions, des « journées » insurrectionnelles pour forcer la main à l’Assemblée nationale législative et à la Convention. Marat et l’Ami du Peuple, Hébert et le Père Duchesne, Jacques Roux et les Enragés sont souvent été les porte-paroles de leurs revendications. En dehors de leur mode vestimentaire, les sans-culottes avaient également pris l’habitude de changer leur nom pour adopter ceux de la république romaine. C’est ainsi que Babeuf choisit de se rebaptiser « Gracchus » en référence aux frères Gracques, deux tribuns de la plèbe romaine qui introduisirent des réformes agraires qui prévoyaient une répartition équitable des terres détenues en commun pour éviter les concentrations dans d’immenses domaines.
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
Retrouvez tous les articles de Christophe Martin