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Connaissez-vous le Kerala?

Publié le 03/08/2024 à 07:56 | Écrit par Christophe Martin | Temps de lecture : 05m58s

Depuis quelques semaines, j’ai un nouvel ami sur FaceBook. Il s’appelle Pinarayi Vijayan et c’est le ministre en chef du Kerala, un état indien d’au moins 33 millions d’habitants, l’Inde étant une république fédérale aussi démocratique et corrompue que l’UE et dirigée par un premier ministre Narendra Modi du Bharatiya Janata Party (BJP), hindouiste intégriste, chauvin, populiste et volontiers violent.

Niveau superficie, le Kerala n’est qu’à la 21ème place sur 28 parmi les États indiens. En revanche, il occupe la 12ème place au regard de sa population avec une densité de pas loin de 1000 habitants au km2. C’est pas les 25000 habitants/km2 de Calcutta mais tout de même.

Je vous rappelle que l’Inde vit toujours sous un régime d’apartheid religieux particulièrement inégalitaire qui stratifie la société en castes autant qu’elle la sclérose. Sur ce plan, le Kerala fait figure d’exception notamment par rapport aux États du nord.

Le taux de natalité y est l’un des plus bas de l’Inde tout comme son taux de mortalité infantile. Le Kerala limite donc sa croissance démographique avec un chiffre plus de deux fois moindre que la moyenne dans le reste du pays. Diverses mesures sanitaires et sociales peuvent expliquer ce phénomène : la vaccination, le recul de l’âge légal du mariage, l’accès à la contraception et à la stérilisation, la promotion de l’égalité des sexes, l’accouchement à l’hôpital, le meilleur système de santé de l’Inde, l’éducation gratuite et obligatoire, un taux d’alphabétisation très haut ( autour de 95%) et un salaire minimum deux fois supérieur à la moyenne nationale.

80% des foyers ont l’électricité et presqu’autant l’eau courante. Si elle ne s’est pas faite sans nuisance ni protestation, la construction de barrages a permis la production massive d’énergie hydro-électrique et l’irrigation.

L’économie kéralaise repose principalement sur l’agriculture, notamment la culture des épices comme le poivre ou de la noix de coco. Dès 1957, une réforme agraire a limité à 10 hectares la taille des propriétés privées. 17% des travailleurs s’activent ainsi dans les champs et assurent une certaine autosuffisance alimentaire au Kerala.

L’extraction minière représente tout de même 10% du PIB et 20% des revenus nationaux proviennent des transferts financiers des nombreux immigrés kéralais qui travaillent dans les pays du Golfe et au Royaume Uni. Si le PIB n’est guère élevé et que la pauvreté et le chômage touchent encore une partie importante de la population, l’indice de développement humain (IDH) est le meilleur du pays. Pour rappel, l’IDH combine le PIB par habitant, l’espérance de vie et le niveau de scolarisation. 

La majorité de la population pratique l’hindouisme. Les communautés musulmane et chrétienne y sont toutefois plus importantes que dans le reste du pays. Mais on ne signale pas de tensions religieuses particulières. Le nationalisme hindou du BJP est très minoritaire au Kerala qui passe pour l’un des états les plus politiquement stables de l’Inde. Toutefois, depuis une vingtaine d’années, une montée en puissance et en visibilité de l’islam y est sensible sous l’influence des pays du Golfe qui participent indirectement au développement du Kerala: les immigrés, principalement des musulmans, font profiter le Kerala des salaires qu’ils perçoivent à l’étranger. 

Au regard du climat de tension interreligieuse que font régner Modi et ses sbires intégristes du BJP, le Kerala apparait comme un territoire où la « sécularité » (la laïcité sauce madras) offre la sécurité aux différentes confessions.

Je dois reconnaitre que sans Bruno Guigue, j’aurais probablement terminé ma vie sans entendre parler du Kerala, et lui même cite largement un article de Jean-Luc Mélenchon qui y a fait un séjour en 2019. Le leader de la France Insoumise n’a pas atterri là par hasard: le Kerala bénéficie d’une expérience communiste et mon ami Pinarayi Vijayan appartient au Communist Party of India-Marxiste, le CPI(M). C’est ce parti communiste qui, élu en 1957 et toujours soutenu par les masses paysannes hindoues, a lancé un vaste programme de développement économique et réussi à instaurer une société à caractère égalitaire, même si Dominique Guizien qui s’est lui-même rendu sur place a constaté que le chômage frappe beaucoup plus les femmes. Le même observateur souligne que « ce qui est frappant dans l’expérience politique kéralaise, c’est que l’alternance communistes-libéraux semble se faire sans grande rupture et c’est tout à l’honneur de l’ensemble du personnel politique de cet État ». 

Le pouvoir se partage donc entre des coalitions menées tantôt par le PC local tantôt par le Parti du Congrès, plutôt centriste. En 2021, c’est le CPI(M) qui a été à nouveau reconduit à la tête de l’État et mon ami Pinarayi Vijayan y est ministre en chef depuis 2016.

Et toujours Dominique Guizien d’ajouter « ce qui frappe, notamment dans la capitale Trivandrum (version abrégé de Thiruvananthapuram), c’est la forte présence d’établissements scolaires et universitaires. Et comme j’y étais jour de fêtes nationale, on ne pouvait qu’être frappé par la profusion des drapeaux rouges, encore marqués de la faucille et du marteau, deux symboles qui ont encore un sens dans cet État largement rural et où l’artisanat de production tient encore une grande place ». 

 

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Avec une production d’énergie hydroélectrique et photovoltaïque non négligeable, le Kerala possède toutefois une certaine souveraineté énergétique, inconcevable sans une planification à grande échelle. Les autorités mentionnent avec fierté l’aéroport de Cochin, l’un des trois aéroports internationaux, qui est entièrement alimenté par l’énergie solaire.

La redistribution des terres est bien sûr l’oeuvre du PCI(M) qui a détruit la féodalité, ce dont la paysannerie lui reste reconnaissante. Le parti lutte contre la pauvreté avec par exemple des cartes d’approvisionnement qui permettent aux plus démunis un accès presque gratuit aux produits de base. Les portraits du trio Marx-Engels-Lénine ne sont pas rares et le Che participe lui aussi à la décoration urbaine. Symbole des protections sociales existantes et des mouvements sociaux passés, cette imagerie n’attirent pas les capitaux étrangers comme dans les autres États indiens mais le Kérala évite ainsi le dérapage ultralibéral qui enrichit une bourgeoisie compradore en exploitant la main d’oeuvre et les ressources naturelles locales, mais qui profite surtout aux investisseurs étrangers.
Les Kéralais sont impliqués dans la vie politique et leur participation est bien plus importante que dans le reste du pays. Chaque village comporte des assemblées de 1 000 à 2 000 citoyens, les « Grama Sabhas », sortes de soviets locaux. Pas de panique: « soviet » signifie simplement « conseil » en russe. Afin de susciter la mobilisation populaire, le parti de mon copain Pinarayi Vijayan a mis en place un important programme de formation des « personnes ressources » chargées de mobiliser la population en faveur de projets réels et tangibles comme la création de coopératives pour la productions de biens de consommation, et pas seulement la gestion des services publics. Le PCI(M) a mis l’accent sur l’implication de la population dans les projets pour éviter la bureaucratie et la main mise des cadres sur le pouvoir: on a pu constater, même chez ces populations très modestes, une propension à la participation bénévole à partir du moment où l’opération est d’intérêt collectif et collectivement décidée. C’est encourageant et cela n’est pas à négliger.

Le Kérala n’est pas un paradis, loin s’en faut, il soufre encore d’un développement inachevé notamment sur le plan de l’évacuation des déchets et j’ai constaté que pas mal d’hôpitaux y sont privés, mais au regard de ce qui se passe en Inde, et en Europe, ce petit îlot communiste mérite toute notre attention. Et sur ce point, je suis d’accord avec Mélenchon.

PS: cet article a été rédigé avant que la mousson ne s'abatte sur le Kerala provoquant des glissements de terrain meurtriers. 




À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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