Le joker de l’assurance santé
« L’assurance maladie est un plan, ou une police, qui couvre un pourcentage des visites chez le médecin et des factures d’hôpital. Cela permet de compenser les coûts des besoins médicaux planifiés et imprévus. Les soins médicaux peuvent être coûteux, mais l’assurance maladie peut contribuer à alléger le fardeau financier. » L’information provient directement du site de la compagnie d’assurance santé américaine UnitedHealthcare, celle-là même qui vient de perdre subitement son directeur général sous les balles de Luigi Mangione. Vous aurez noté le « peut contribuer à alléger le fardeau financier » : ça sonne comme une promesse qui n’engage à rien. On est loin du discours du 23 mars 1945 de Pierre Laroque (1) : « La Sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’il disposera en toutes circonstances d’un revenu suffisant pour assurer à lui-même et à sa famille une existence décente ». Entre la prévoyance évasive du premier et l’assurance rassurante du second, il y a un monde : celui de la fraternité, troisième volet de notre devise nationale, mais absente de la mentalité libérale.
L’assurance mutuelle consiste donc à répartir les risques de la vie entre adhérents pour leur procurer la sécurité et la sérénité, et pour porter assistance à celui sur qui s’abat le mauvais sort afin de lui assurer une réparation équitable. Le pot commun n’a pas vocation à grossir indéfiniment ni à profiter à certains gros sociétaires. Il constitue simplement un matelas suffisant pour indemniser en cas de besoin.
Confier ce service à des capitaux privés à but lucratif, c’est à dire à des actionnaires en quête de profit, c’est changer la vocation de l’assistance mutuelle puisque le matelas financier sera constamment dégonflé pour rentabiliser l’investissement des susdits investisseurs, via des dividendes.
UnitedHealth Group Inc. est la première entreprise mondiale dans le domaine de la santé et la plus grosse compagnie américaine d’assurance santé. Le groupe figure à la 19e place sur la liste Forbes des plus grandes entreprises mondiales 2024, elle assure 51 millions de personnes, compte 440 000 employés et réalise en 2023 un chiffre d’affaires de… 371 milliards de dollars. Mais là n’est pas le problème : une compagnie d’assurance de cette taille ne peut que brasser des milliards, surtout dans un pays où la moindre opération coûte un bras. La question est ailleurs, du côté de l’évolution des bénéfices. 2001: 1,2 milliards de dollars. 2023 : 22,4 milliards de dollars. On tourne autour des 1855 % d’augmentation en 22 ans.
Le trop fameux groupe Vanguard détient 7,92% du capital de UnitedHealthcare, l’incontournable BlackRock 2,22% et toute une ribambelle de grosses boites de fonds d’investissement viennent régulièrement récupérer la manne financière exponentielle.
A partir de 2010, Barack Obama avait essayé de mettre un peu de règles et d’équité dans ce gigantesque merdier aux oeufs d’or qu’est l’accès aux soins de santé aux États-Unis. Mais l’Obama Care a fait long feu, notamment parce que les assureurs privés n’ont pas joué le jeu et se sont remis à pratiquer des augmentations de tarifs tout bonnement scandaleux : on parle de 1700 à 2300 dollars par mois pour un couple avec deux enfants contre environ 700 dollars pour un salarié célibataire, les prix des assurances santé étant inaccessibles sans employeur ( 3 fois le prix payé par l’entreprise). Les Républicains de Trump s’apprêtent en plus à achever le « Affordable Care Act » déjà mal en point.
C’est dans cet univers impitoyable que Brian Thompson a évolué comme un requin en eaux troubles. En 2004, alors qu’il est âgé de 30 ans, l’homme d’affaires rejoint le groupe UnitedHealth en tant que directeur du développement. Il est notamment chargé de gérer les fusions-acquisitions réalisées par le groupe d’une voracité stupéfiante : tout ce qui touche à la santé, aux États-Unis ou en Amérique du sud, l’intéresse. Thompson reste quatre ans à ce poste avant de rejoindre la division chargée de superviser les activités publiques de UnitedHealthcare, notamment les programmes de protection et d’assurance sociale Medicare et Medicaid, instaurés par Obama. Comme on l’a vu, ce programme social s’est rapidement heurté à l’avidité du gros capital, aux politiciens républicains qui crient à l’attentat contre la liberté individuelle et à l’inévitable Trump qui pète la santé dans tous les sens du terme.
Quelle que soit la nuance politique de la Maison blanche, Thompson poursuit son ascension professionnelle au sein de l’entreprise jusqu’en avril 2021, date à laquelle le manager est promu au poste de directeur général de UnitedHealthcare, la division assurances santé du groupe qui s’est considérablement étendu dans tous les domaines de la santé. Thompson dirige alors plus de 140 000 employés. Sous sa direction, les profits réalisés passent de 12 milliards de dollars en 2021 à 16 milliards en 2023, une sacrée performance financière qui lui permet de percevoir en 2023 une rémunération de 10,2 millions de dollars avec un salaire de base d'un million de dollars et des primes en espèces et en actions.
Quand les profits augmentent aussi substantiellement dans l’assurance maladie, c’est qu’on lèse les assurés. Le coût moyen d’une couverture santé moyenne pour un individu chez UnitedHealthCare n’est pourtant que de 576 dollars par mois. Le moteur comparatif des assurances, Value Penguin, indique à propos de UnitedHealthCare que « globalement elle a de bons programmes d’assurance santé mais que les clients se plaignent des mauvais traitements de leurs réclamations et que l'entreprise refuse trop souvent la prise en charge » même si le médecin certifie que le traitement est indispensable. Le comparateur souligne également que UnitedHealthCare ne donne pas suite aux plaintes et que l’accueil téléphonique est déplorable. Joker !
Une commission sénatoriale a d’ailleurs conclu qu'UnitedHealthcare refusait intentionnellement de prendre en charge certains soins afin d'accroître ses bénéfices. Une IA « mal intentionnée » aurait même été mise au point pour retarder ou refuser les remboursements. Peu de chances pour que Thompson n’ait pas été au courant ou même à l’origine de ces pratiques.
D'ailleurs un recours collectif déposé en mai 2024 alléguait qu'il avait vendu pour 15 millions de dollars de ses actions d'UnitedHealth Group, sachant que la société ferait l'objet d'une enquête antitrust du ministère américain de la Justice.
Récemment, le fonds de pension des pompiers d'Hollywood a déposé une plainte contre Thompson et d'autres dirigeants, les accusant de ne pas avoir informé les investisseurs au sujet de l'enquête à venir avant de vendre pour plus de 117 millions de dollars d'actions de la société.
Les funérailles de la victime ont eu lieu discrètement dans une église luthérienne du Minnesota cinq jours après son assassinat. « Brian était un homme incroyablement aimant, généreux et talentueux qui vivait pleinement sa vie et touchait tant de vies. » Sur ce dernier point, on veut bien le croire.
Le même jour, la police mettait la main sur Luigi Mangione.
Le reste relève de l’enquête criminelle et de la justice américaine. J’ai préféré parler de la victime… et des victimes de la victime.
Ah oui, j’oubliais… des milliers de compatriotes du meurtrier ont pris sans scrupules fait et cause pour lui. Sans aucun égard pour la famille du défunt, ils érigent Luigi Mangione en vengeur iconique à la manière du Joker de Todd Phillips, mais en plus glamour. Très vraisemblablement des jaloux de pauvres, avec des dents pourris et des cancers incurables.
Nicolas Framont a produit une excellente analyse sur le cas Mangione et sa portée politique dans Frustration.
(1) Pour voir comment même au sein de la Sécurité sociale, Ambroise Croizat, ministre communiste, a été évincé au profit de Pierre Laroque, voir « La Sociale » de Gilles Perret.
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
Retrouvez tous les articles de Christophe Martin