Le Grand Débat de 2019 n’a été qu’un vaste enfumage. Macron y a pris toute la lumière au détriment de la parole citoyenne pourtant censée avoir droit au chapitre. Les cahiers mis à la disposition de la population ont pourtant été centralisés à la BNF pour y être scannés et disponibles pour le public et les chercheurs. Le pouvoir les a superbement ignorés après avoir fait dépenser aux finances publiques des dizaines de milliers d’euros pour collecter les voix du peuple. Heureusement, l’universitaire bisontine Marion Bendinelli mène des recherches sur ce matériau foisonnant mais pour l’instant négligé. Elle distingue d’ailleurs les cahiers citoyens disponibles dans les mairies des cahiers de doléances tenus par les Gilets jaunes eux-mêmes. La chercheuse sait qu’ils existent mais n’en a jamais eu en main ni vu la trace (appel en fin d’édito).
En revanche, les cahiers citoyens lui ont révélé des choses. Je vous livre ça tel quel, un poil en vrac. Tout ce qui va suivre concerne uniquement le Doubs et Dole mais constitue, on l’espère, un échantillon révélateur.
Les contributions ont souvent été collées et donc préparées. On est loin d’une expression spontanée : en-tête, objet, les tapuscrits se rapprochent d’un écrit administratif. En revanche, les contributions manuscrites tendent à être des récits de vie, des témoignages du quotidien. A l’origine, c’était l’objectif de Libres Commères.
Peu de ratures, peu de coquilles, les contributions sont globalement soignées : le premier jet était le bon. On a quelque chose à dire et c’est plus important que l’image de soi qu’on va donner. C’est toujours d’actualité dans Libres Commères.
Les usagers des cahiers n’ont globalement pas souhaité rester totalement anonymes : seul un tiers des contributions ne révèlent rien de leurs auteurs. Toutes les autres portent la marque d’une implication personnelle. On veut vraiment incarner son propos, sans peur, sans honte. On souhaite être reconnaissable et d’une certaine manière reconnu. Dans Libres Commères, c’est un peu pareil mais avec des pseudos.
Les contributeurs appartiennent à la population active, voire retraitée. A la louche, les 40 ans et plus. Les métiers sociaux, l’enseignement, les métiers du soin sont assez représentés, tout comme les artisans, les petits commerçants, les TPE et les ouvriers. Les grands absents, ce sont les moins de 30 ans et les professions intellectuelles supérieures et libérales. Les contributeurs sont très souvent des chefs de famille, ceux qui tiennent les budgets ou les grands-parents qui s’inquiètent pour leurs enfants et leurs petits-enfants. A Libres Commères, les huissiers et les notaires sont aux abonnés absents.
A l’image des Gilets jaunes, la société qui s’est exprimée dans les cahiers est hétérogène. On distingue deux courants. D’un côté, on réclame plus de justice fiscale et sociale, on déplore une justice à deux vitesses, le « deux poids deux mesures », on veut une vie démocratique plus horizontale, qui demandent à prendre en compte des préoccupations écologiques. De l’autre côté, on demande plus de défense des entreprises et du travail, moins d’impôts, des propositions plus conservatrices sur le plan sociétal avec un rejet net du mariage et de la PMA pour tous, et des propositions qui remettent en cause la politique migratoire, plus de contrôles aux frontières.
Mais la majorité des contributions sont plutôt mixtes : plus d’équité d’une part et d’autre part, une demande de hiérarchiser le Français, entre bons et mauvais. Hétérogène qu’on nous avait dit ! A Libres Commères, y a ceux qui sont plutôt engagés dans les Municipales et ceux qui sont dégagés des affaires locales.
Toujours dans les cahiers, un sentiment de fracture évident, une polarisation très forte des positions sociales et économiques. Opposition systématique du soi à l’autre : l’autre, ce sont les privilégiés, les banquiers, les hommes politiques, les actionnaires, les hauts-fonctionnaires, les grands patrons, « Eux, sont privilégiés, alors que moi, j’appartiens à la France d’en bas. » « Eux, les grands, et moi, le petit ». Les grands tiennent des grands discours, sont allés dans les grandes écoles. Moi, je vis dans une petite ville, j’ai des petits moyens, une petite retraite, je prends des petites lignes ferroviaires, je défends ma petite gare. Libres Commères est un vilain petit canard.
On retrouve aussi l’opposition entre une France plus ouverte et qui défend le cosmopolitisme versus une France plus repliée sur elle-même qui veut fermer ses frontières et qui demande une forme de retour au territoire national. A Libres Commères, on dialectise la question.
Les cahiers réclament une vie démocratique bien plus horizontale, plus participative : la représentation nationale ne fonctionne plus, on veut diviser par deux le nombre de sénateurs et de députés parce que ça ne sert à rien, exercer un contrôle bien plus drastique sur l’usage de l’argent public et évaluer l’action publique. La reconnaissance du vote blanc revient fréquemment, et aussi la mise en place du RIC et des consultations citoyennes. Libres Commères soutient tout ça.
Si on peut considérer que le mouvement des GJ est une somme d’individualités qui a fait collectif au fil des semaines, les cahiers citoyens donnent la même impression. C’est une agrégation de contributions individuelles et singulières : on vient raconter sa vie parce qu’on estime que sa vie est importante à faire savoir. Mais on ne vient pas en se disant que son expérience est représentative de l’expérience d’autrui. On vient pour se raconter soi-même, pour attirer l’attention sur soi, pour exister. La contribution dans le cahier citoyen est donc un exercice assez individuel mais ce qui ressort d’une lecture plus globale, c’est un ensemble de vécus similaires, mais pas forcément convergents, certains disent des choses qui sont dénoncées par les autres. On veut moins d’impôts mais plus de services publics. On y décèle parfois un manque de cohérence et une méconnaissance de certaines institutions. Libres Commères ?
Les cahiers ont malgré tout permis de donner la parole à des personnes qui n’étaient pas des habitués des manifs ou des mouvements sociaux, qui ont fait l’effort de franchir le pas et souhaité faire connaitre leur quotidien, qui se sont exprimés directement dans l’espace public parce qu’ils pensent que leurs élus ne portent pas leur voix.
Et Macron a balayé tout ça !
Il y a 20 ans, le 29 mai 2005, les Français disaient NON au TCE à 54,6%. Chirac a fait la sourde oreille. Sarkozy nous l’a mis à l’envers deux ans plus tard.
Depuis, plus de référendum. Les parlementaires prennent nos voix mais ne les portent plus.
MESSAGE PERSONNEL : Si vous détenez un de ces cahiers de doléances issus des Gilets jaunes, Marion Bendinelli que l’UES a eu la bonne idée d’inviter à Dole le 15 mai dernier, est preneuse. Contact : mbendirelli@hotmail.fr

À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.