Entre Lordon et Paris-Match
L’autre jour, à la fin d’une énième manif, je discutais avec ma copine Jeanne (tout le monde ne peut pas en dire autant) à propos du dernier essai de Frédéric Lordon. Enfin, ce n’est pas tout à fait un essai mais une sorte de recueil d’entretiens. « Vivre sans? ». Bref, je lui dis que cette fois-ci je craque! J’adore Lordon mais sur ce coup-là, il a poussé le bouchon trop loin dans la circonlocution bavarde.
Je serai bref contrairement à lui. Il utilise par exemple le terme de disconvenance, un item aussi charmant que désuet qu’il ressort du grenier de l’Académie Française, pour parler… je vous le donne en 1000… de conflit. Et tout le laïus est à l’aune du bidule. Bon, là, je fais du Lordon. Tout le bouquin est du même acabit. On ne touche pas terre. On sent qu’il s’y trame une pensée vraiment intéressante là-dedans mais le lecteur lambda, que je ne suis pourtant plus avec Lordon, est constamment perdu. Je mets beaucoup de mauvaise foi à écrire ces lignes mais faut bien forcer le trait pour arriver assez fin…
J’en convenais récemment avec un autre de Libres Commères. Dans Imperium, à cause de sa dimension de travail de recherche, la préciosité (qu’on peut alors assimiler à de la précision) de Lordon est justifiable (voir en annexe). Dans la Pompe à Phynances du Monde Diplo, passe encore: c’est une tribune et l’orateur a bien le droit de se faire plaisir surtout quand cette jouissance est partagée. Les trouvailles langagières de Lordon me ravissent régulièrement et en bon amateur d’Alfred Jarry, j’adore quand on se fout de la gueule du monde avec trois couches de périodes meringuées.
Mais bordel! pas quand on a besoin de comprendre et assez vite encore. Une société sans État, sans police, sans argent et sans travail est-elle possible? Voilà une question diablement urgente non seulement à poser mais à débattre. Alors pourquoi cet embrouillamini lexical, cet enfumage conceptuel, cette débauche de vocabulaire, ce labyrinthe syntaxique? Pourquoi, Frédéric, pourquoi?
Franck Lepage avait diplomatiquement amené Bernard Friot à faire cette formidable conférence gesticulée où le concepteur du salaire à la personne était redescendu parmi nous. En 2015, Usul popularise Friot en une simple demi-heure de vidéo et le chercheur voit en quelques semaines sa notoriété décuplée.
https://www.youtube.com/watch?v=uhg0SUYOXjw&t=2s
Le même Usul a un boulevard devant lui lorsqu’il brocarde Lordon en imitant ses tics de langage. Et j’avoue que j’ai ri. J’espère que l’auteur de La Politique des affects en fera autant.
https://www.youtube.com/watch?v=4z4BV3Jll7I
Lordon me passionne autant qu’il m’égare. Que Spinoza échappe à la censure en dissimulant ses propos iconoclastes sous une rigueur mathématique passe encore. On est au XVIIème. Mais que son exégète, celui qui est censé le décrypter et le rendre accessible, fasse parfois plus obscur que lui, ça dépasse un peu mon entendement!
Alors, de deux choses l’une et en dernière analyse (sic) il va falloir choisir. Ou bien Nuit Debout continue à fermenter dans l’arrière-salle d’une librairie universitaire. Ou bien, tout en continuant à essayer d’élever le débat, on propose au plus grand nombre un horizon critique et dialectique. Critique en montrant comment fonctionne tout ce merdier néolibéral et sa propagande qui nous cache tout avec du vent. Dialectique en proposant des idées et des expériences en cours, prises dans le va-et-vient permanent entre expérimentation et idéologie (ce ne sont pas des gros mots!).
Les intellectuels organiques dont parlait Gramsci ressemblent, j’imagine, un peu à ça: d’un côté, ils détricotent la pensée unique et dézinguent le discours omniprésent du camp d’en face; d’un autre côté, ils mettent en lumière ce qui existe déjà d’intéressant dans cette société pourtant néolibérale pour donner à voir à quoi pourrait ressembler un au-delà du capitalisme. C’est pas les apôtres du Grand Soir ni les paparazzi d’un Paris-Match des petits matins qui chantent. On est ni dans la sociologie de terrain qui produit des thèses rébarbatives que personne ne lit après le jury ni dans le putaclic racoleur qui piège le chaland. Entre Lordon et Paris-Match, on aimerait aller au-delà, vers quelque chose comme le poids des images, le choc des concepts!
Les intellectuels organiques sont des passeurs à double sens entre l’expérimentation et l’exposition, entre la pratique et l’analyse, des relais entre ce qui se vit et ce qui s’écrit, entre ce qui se dit et ne demande qu’à se vivre.
En d’autres termes, les intellectuels organiques sont là pour aider à transformer de nouvelles pratiques en idées populaires et de nouvelles idées en pratiques locales.
Par exemple, je constate que l’utilisation effective d’une perceuse électrique par un particulier est infime par rapport à sa durée de vie. Je m’aperçois que ma perceuse pourrait aussi servir à quelqu’un d’autre. J’observe autour de moi comment le faire savoir et comment garantir le prêt. Je cherche les personnes ou les groupes qui peuvent m’aider. Je vois qu’à la Bobine, le café associatif, il existe un espace où on propose et où on écrit ce dont on a besoin. Je fais connaitre ce vecteur d’informations locales. Je vais voir ce qui s’y échange. J’en expose l’idée à ma manière dans Libres Commères et j’enrichis mon article avec d’autres expériences du même type. J’aide à faire connaitre la Débrouille, le principe d’entraide citoyenne, que sais-je encore…
Les intellectuels organiques sont au coeur de la cité, les pieds dans la terre et les mains dans le cambouis, dans les manifs et les sous-sols, sur les chantiers et dans les assos, dans les jardins et dans les cuisines, partout où se construit un autre monde que celui que Macron, Sermier et consort nous imposent.
Nous sommes tous des intellectuels organiques en puissance mais c’est pas facile pour tout le monde de prendre la plume et de rendre agréable à lire ce qu’on fait de bien ou de dénoncer ce qu’on observe d’insupportable. Mais vous n’êtes pas seuls comme dirait le Pape (mais pas pour les mêmes raisons!), ça se travaille, on peut vous aider à trouver l’art et la manière de ne pas écrire comme tout le monde mais pour tout le monde, et en mieux. On s’y emploie ici même dans Libres Commères.
Pour aller plus loin.
Attention c’est du Lordon mais l’interview est plutôt accessible et téléchargeable gratuitement.
Dans l’ensemble des malentendus que ce livre (NDLR: il parle d’Imperium) a créés, ou peut-être qu’il s’est ingénié à créer, il y a un malentendu d’adresse. Un peu comme, en économie, la mauvaise monnaie chasse la bonne, l’image publique visible chasse le travail invisible, ou disons moins visible. Et pire : l’altère dans sa réception. Même si – il faut être honnête... – Imperium est un livre qui s’adresse simultanément à plusieurs publics différents, il n’en est pas moins avant tout un travail de recherche, par conséquent destiné à être lu comme tel. Or, par une parfaite erreur de registre, il a été souvent reçu comme un autre de mes livres d’« intervention ». Au prix, évidemment, de quelques déceptions, et même de quelques aigreurs. D’abord du fait de sa difficulté d’accès. J’ai ainsi pu lire quelque part que ce livre devait être d’abord critiqué parce qu’il n’était pas lisible par « le peuple », et que, par sa difficulté d’accès, il entretenait « les rapports de domination symbolique ». On est un peu accablé de lire des choses pareilles dont je suis bien désolé d’avoir à dire qu’elles sont bêtes à faire peur. Il faudra me passer sur le corps pour obtenir de moi la subordination « militante » de la recherche et le renoncement à l’autonomie, sinon de la recherche elle-même, du moins de son genre. La recherche elle-même est une pratique, et comme toute pratique elle est à autonomie relative, on n’est donc certainement pas dispensé de penser ses (délicates) articulations avec la politique. Le genre « recherche » lui, je l’affirme haut et fort, est en tout cas d’une parfaite légitimité en soi et d’une totale autosuffisance. Il n’a à déférer à aucune demande ou contrainte extérieure, et certainement pas à une contrainte de «simplification» ou d’«accessibilité». À coup sûr diffuser aussi largement que possible – en les rendant accessibles – les travaux théoriques constitue un enjeu politique d’importance. Mais enfin il faut d’abord avoir produit quelque chose avant de songer à le diffuser, et l’avoir produit selon les exigences de son genre de production. Il aurait fait beau voir de venir demander à Marx de rendre son truc, là, Le Capital, un peu plus lisible par le peuple – parce qu’il faut se le taper Le Capital... En tout cas, voilà : Imperium n’est pas un ouvrage militant, il n’est pas écrit par un « chercheur militant » (ce que, du reste, je n’ai jamais revendiqué d’être), et le juger dans les critères de la grammaire « militante » est du dernier contresens. Les régressions « ouvriéristes » qui exigent de tout écrit d’être aussitôt lisible par « les ouvriers » m’ont toujours effaré – en général d’ailleurs, elles sont les symptômes de pathétiques efforts pour expier ses propres origines de classe, un douloureux problème qui n’en finit pas de torturer les intellectuels de gauche, mais qui, pour ma part, m’a toujours laissé parfaitement paisible : je ne me sens rien à expier de tel (réfléchir, ça oui bien sûr, autant que nécessaire), ce qui est bien le moins quand on prend une vue spinoziste sur le monde social.
À propos d’Imperium. Entretien avec Frédéric Lordon. www.contretemps.eu
Et parce que c’est tout de même et aussi en lisant les belles plumes qu’on forge la sienne:
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
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