Comme une envie d’ouvrir sa gueule
Deux films asiatiques en deux soirées! On dirait bien que le Miradole s’est chopé un virus oriental. Après le Tibet mercredi soir et « Balloon », un film poignant, aussi réaliste que poétique, et surtout malicieux quoiqu'un peu résigné, qui présente la condition féminine dans une famille de bergers des plateaux d’Asie centrale (sortie en juillet prochain), c’était hier soir le tour de « Made in Bengladesh », un titre qui fleure l’étiquette des T-shirts à plein nez: ce n’est pas par hasard puisque l’héroïne du film Shimu travaille dans une usine textile à Dacca, au Bangladesh justement. C’est le genre d’endroit que votre tour opérateur évitera de vous faire visiter tellement les tongues y pataugent dans la boue entre rickshaws et logements précaires qui n’ont rien à envier à nos cabanes de Gilets jaunes. A 23 ans, Shimu a fait pas mal de petits boulots, elle est mariée avec un mec de son âge qu’elle aime (c’est pas si fréquent au Bangladesh) et qu’elle soutient financièrement en bossant pendant de longues heures derrière sa machine à coudre. On apprend à un moment que deux ou trois T-shirts qu’elle coud équivalent à un mois de son salaire. Il y en a donc qui se servent au passage et en premier lieu son patron. Les commanditaires occidentaux en prennent pour leur grade lorsqu’on les voit en train de revoir encore les prix à la baisse. Pas de clim dans ces ateliers insalubres où les ventilos brassent un air qu’on imagine moite et brûlant. Face à des conditions de travail de plus en plus dures, Shimu décide avec ses collègues et amies de monter un syndicat. Son mari, un gentil chômeur puis auto-entrepreneur plutôt conservateur, s’y montre carrément hostile, le patron tente de la sermonner, puis de la soudoyer avant de la menacer, elle et ses collègues, mais le film s’intéresse également à un frein plus sournois encore. Si le droit d’association syndicale existe bien dans les textes de loi bengalis, c’est une toute autre affaire que de les faire appliquer. Il faut recueillir sans se faire pincer par la direction exclusivement masculine les signatures (30% des ouvrières de l’usine) pour déclarer le syndicat. Ensuite, direction le Ministère du Travail. Les plans dans les bureaux et les couloirs en disent long sur la bureaucratie du Bengladesh. Mais le plus surprenant est la collusion entre cette administration pleine de paperasses et de plantons devant les portes de bureaux crasseux et les instances économiques: le droit est bafoué au nom du business. Les textes ne sont pas appliqués pour que l’économie continue à tourner plein pot avec une main d’oeuvre sous-payée, docile et atomisée. Bref, l’administration étatique est complice (bonjour, monsieur le sous-Préfet!). Ça se passe à des milliers de kilomètres de chez moi, les femmes y ont de grands yeux pleins de charme et ses saris chatoyants, pleins de couleurs qui donnent au film une beauté plastique indéniable. Et pourtant, on y retrouve le même problème: un État bureaucratique et procédurier au service d’une classe économique qui rabiote sur les salaires des ouvriers pour dégager des marges juteuses. Quand on est pigiste d’un côté (payé à la tâche donc) et de l’autre, en CDi à l’avenant (statut guère plus enviable), naturellement, ça vous parle. Mais je n’ai aucune chance de monter un syndicat dans mon canard ni dans ma boite de formation. Vous remarquerez que lâchement, je ne cite pas les noms. Eh oui, comme Shimu, j’ai besoin de ce pognon, lâché avec parcimonie par mes employeurs pour boucler les fins de mois. Bref hier soir, j’avais le choix entre « Made in Bengladesh » qui me renvoie à ma propre condition pour m’ouvrir les yeux et « Opéra Porno », une joyeuse gaudriole proposée par les Scènes du Jura à la Commanderie. J’ai préféré payer ma place au Majestic. En politique, la lutte est avant tout un combat pour la dignité: je me suis senti plus en phase avec des nanas en sari qui défendent leurs droits à Dacca qu’avec une famille de bourgeois libidineux durant un week-end à la campagne. Le film s’achève sur une petite victoire légale pour Shimu avec une grande bouffée de dignité, fraiche et vivifiante. Comme une envie d’ouvrir sa gueule.
« Made in Bengladesh », réalisé par Rubaiyat Hossain-2019 - Bangladesh, France, Danemark - Drame - 1h35 - VOSTF - avec Rikita Shimu, Novera Rahman. Séances au Majestic: dimanche 2 : 20h30; lundi 3 : 16h00; mardi 4 : 18h00.
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
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