La nuit, on colle !
Transformer la rage en mots, c’est pas quelque chose qu’on apprend à l’école. On apprend que le masculin l’emporte sur le féminin, qu’il ne faut pas passer au milieu de la cour de récré car c’est le terrain de foot et qu’on risque de se prendre un ballon dans la tronche et une volée d’insultes. On apprend qu’il ne faut pas s’habiller trop court, trop serré, trop voyant pour pas se faire regarder, pas se faire violer. Parce qu’ils ne savent pas garder leur kekette dans leur pantalon. Parce c’est à toi de faire attention, pas aux garçons. On a appris maintenant. Et on continue toujours d’apprendre… On s’est déconstruites, on s’est questionnées, on sait que c’est pas nous le problème maintenant.
Nous sommes deux amies de longue date, E et F (nous garderons l’anonymat pour éviter toute poursuite par le FBI). On pourrait se qualifier de “woke” * (personne sensibilisé.e aux combats féministes et inclusifs).
Depuis de nombreux mois, des femmes ont commencé à envahir les murs de Paris, Lyon, Strasbourg, Lille … avec des slogans. Mode opératoire : des feuilles A4 couvertes de lettres peintes en noir. But : dénoncer le nombre de femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint, et surtout l’inaction de l’État. Au fil des mois, le mouvement s’est répandu dans la France entière. Même dans les petites villes, les oubliées, les trop calmes, comme ici.
Le faire à Dole nous semblait important, nous connaissons le terrain. Nous y avons grandi, nous y vivons. Cette ville est notre terre natale. On avait envie de sensibiliser la population doloise à ces causes, ça nous semblait important d’amener de telles revendications ici, là où les gens ne sont pas trop habitué.e.s à voir du militantisme et des actions sur ces sujets.
Ces sujets, c’est les nôtres. Malheureusement on ne les connaît que trop bien. Les mains au cul, des insultes, la violence, le paternalisme…
T’es sûre que t’es assez intelligente pour faire ça ? Que t’es assez forte ? On ne nous croit jamais capables, pas assez intelligentes, pas assez fortes. Juste bonnes à fermer nos gueules.
Le mouvement s’est amplifié, de plus en plus de villes l’ont rejoint. Il s’est diversifié aussi, pour y intégrer des revendications féministes plus générales, les violences sexistes, le mépris, l’éducation et une dimension inclusive : le féminisme n’est pas réservé qu’aux femmes cis* (les femmes dont leur genre de femme leur correspond), mais aussi aux personnes non-binaires, et au femmes et hommes trans. Parce que sans elles et eux, on ne peut pas parler de féminisme. Sans les travailleur.se.s du sexe, les racisé.e.s, les non-valides, les voilées …
Le féminisme est par et pour tout le monde.
C’est dans ce contexte que nous avons commencé à coller. E a convaincu F, qui était plus réticente quant aux questions de légalité de la chose et qui n’était pas encore habituée au militantisme. E avait déjà commencé à coller à Avignon avec les colleur.se.s de la ville, ça a fini de convaincre F. Pour des questions toutes bêtes comme le type de matériel qu’il faut utiliser, le type d’endroit qu’il est préférable de cibler… Un peu d’expérience dans le domaine ne fait de mal à personne.
On s’est retrouvées pour préparer notre action. Peindre, préparer la colle, décider des lieux... Une fois les slogans prêts, on est descendues dans la rue et on a collé. C’est enivrant. Le sentiment de liberté, de pouvoir s’exprimer de cette manière, en prenant la rue. Pour montrer au monde que celles et ceux qui n’ont pas de place dans les débats, sans position de pouvoir peuvent s’exprimer et crier au monde ce qu’iels ont à dire. Avec notre colle et nos affiches, on a pas peur. Un peu des fois, surtout de la réaction des gens, et puis c’est quand même illégal, nous sommes des filles bien élevées, on a jamais rien fait en dehors des règles… Mais bon, tant pis, fuck l’amende, fuck les rageux, on a des trucs à dire. Et il faut que tout le monde les lise. Car on en a marre que la moitié de la planète se fasse tabasser, moquer, exploiter, discriminer …
Pleines de colère, et de colle aussi, on s’en met partout quand on va vite. Mais plus on colle, moins il y a de colère, on la déverse sur les murs, et même si c’est arraché le lendemain, on recommence. Nous, on a les photos, on a la trace. La trace de notre courage, la trace qu’on a pas peur de sortir la nuit, parce qu’on est uni.e.s et fort.e.s. Nos slogans dérangent les cons. C’est pas très orthodoxe de parler comme ça, mais on a essayé de s'exprimer différemment et ça ne marche que trop peu, voire pas du tout. On n’a jamais obtenu quelque chose en murmurant. Alors on écrit gros sur nos collages, on crie sur les murs.
C’est ça aussi, cette double dimension, faire passer le message féministe, et ressentir l’explosion cathartique de prendre la place dans l’espace public.
Si ! On est assez intelligentes, on est assez fortes et on est ensemble. On est F et E, et on est plein d’autres. Qui nous sommes n’a pas d’importance, on fait partie d’un groupe, de quelque chose de grand et qui fait bouger les choses. On est F et E, et on colle la nuit.
A bientôt sur vos murs,
Les colleuses de Dole
On a croisé F et E quelques jours avant l’annonce des mesures de confinement et on espère bien les retrouver régulièrement pour coller quelques billets dans nos colonnes.
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Donner la parole à ceux qui ne l'ont pas, voilà une noble cause ! Les articles de la Rédac' donnent le plus souvent la parole à des gens que l'on croise, des amis, des personnalités locales, des gens qui n'ont pas l'habitude d'écrire, mais que l'on veut entendre...
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