Mode sombre

J’en suis donc à ma cinquième semaine de télé-enseignement. Je suis formateur en français, culture générale et communication, un titre ronflant qui signifie qu’on me fiche royalement la paix vu que j’opère au sein d’un CFA, institution technique où personne ne s’aventure sur mes terres.

Comme tous mes collègues, il m’a été demandé de mettre en place en quatrième vitesse un dispositif de continuité pédagogique pour calmer les employeurs de mes apprentis qui, aux dires de ma direction bisontine, allaient nous demander des comptes à coups de barre à mine avant la fin du mois. Bref, il fallait occuper le terrain et accessoirement les jeunes. J’ai donc concocté un buffet grammatical : je viens me rendre compte que c’est ainsi que j’ai officiellement baptisé mon dispositif sur les bilans qui vont remonter jusqu’à mes directeurs qui, de toutes façons, ne les liront pas.

Mon idée est la suivante. En dehors des travaux dirigés, je propose à mes apprentis cinq exercices facultatifs par semaine. Ils les reçoivent par mail, les font (ou pas), me les retournent en PDF et je les corrige : je suis devenu en quelques jours le champion (catégorie vétérans dolois) de la correction sur PDF. Je joins un corrigé-type en plus de la copie annotée par retour de courriel. 

Certains d’entre vous connaissent sans doute le site la QuiZinière qui permet de créer des questionnaires en ligne. C’est facile d’accès et cela offre l’avantage de calculer automatiquement les performances des apprenants, j’ai bien dit calculer et non corriger. Un pourcentage de bonnes réponses s’affiche automatiquement lorsque l’enseignant le décide et chacun peut consulter sa note en privé avec son code. Le panel des formats d’exercice peut paraitre étendu mais finalement seuls les textes à trous, les QCM et les associations permettent une correction automatique, des exercices qui ne présentent un intérêt pédagogique, pour le français du moins, qu’assez limité. C’est bon ou pas. 0 ou 1. Du TOR pour ceux qui connaissent. 

En français, discipline tout de même quelque peu créative, on s’en lasse vite.  D’autant que je ne suis pas du genre à poser des questions sur la vie de Jean-Bernard Poquelin… quoi ? Jean-Baptiste dites-vous ? Mais honnêtement, on s’en fout un peu, non ? Surtout quand on en arrive aux dates et à tout l’arsenal des questions pour un champion pour briller sur France 3 devant des millions de retraités qui n’ont rien de mieux à faire que de ne pas perdre la mémoire.

Or, en matière de communication, c’est l’imprévu qui peut se révéler intéressant. Je vous donne un exemple qui m’a arraché une crise de fou rire y a pas deux jours. Il fallait remettre une phrase en ordre : 

jungle étais plus mes j’ m’ de emmenaient animaux zoo me montrer les la parents pour petit au quand 

La réponse attendue était :

Quand j’étais plus petit, mes parents m’emmenaient au zoo pour me montrer les animaux de la jungle.

Un de mes apprentis m’écrit :

Quand j’étais petit mes parents m’emmenaient au jungle me montrer les animaux de zoo. 

L’ordinateur aurait considéré comme fautive la construction. Or Amadou est camerounais et si sa réponse est en partie inexacte, elle est loin d’être idiote. Pour peu qu’on laisse une certaine latitude dans la réponse, la correction automatique ne fonctionnera pas et seul le jugement éclairé du correcteur humain pourra rendre justice à l’intelligence à l’oeuvre en face de lui. L’évaluation quantitative a ses limites et c’est rassurant pour le métier même d’enseignant à l’heure où le projet Voltaire, service en ligne de formation à l’orthographe, fait du marketing à tout va pour vendre le programme à nos dirigeants. Et l’orthographe est le sujet favori des promoteurs bien mûrs des lamentations. Je suis le premier à m’en inquiéter mais, je le répète, ce n’est pas en mettant des hors-la-loi de la grammaire devant des exercices répétitifs et ennuyeux qu’on va changer la donne. Ils sont pourtant faciles à produire ces QCM sans âme qui ne prennent pas le problème à la racine. Il y a une histoire de morale personnelle et de respect des règles bien comprises qui est en jeu : dans un monde qui perd tous ses repères éthiques et sociaux, beaucoup de jeunes se contrefoutent de l’orthographe et de la syntaxe. Mieux, ils rejètent ce vieux monde ringard dont la langue ne leur parle plus. Elle est devenue un uniforme qu’on ne respecte plus et aucun programme informatique n’y pourra rien.

Quand l’enseignant aura été remplacé, comme Jean-Michel Blanquer et ses amis du e-learning business le souhaitent, par un opérateur dont le rôle consistera à alimenter la machine, on aura en face soit des apprenants totalement formatés soit des réfractaires en conflit qu’on éjectera du système avec un revenu universel de merde qui leur permettra de vivoter sans horizon social stimulant. Du TOR, du tout ou rien.

La grammaire est un système de contraintes qu’il faut maitriser un minimum pour pouvoir dire le monde et ce qu’on voudrait qu’il soit : le révolutionnaire sait apprendre les codes des dominants pour pouvoir les subvertir. L’orthographe est coercitive (c’est un ensemble de règles arbitraires) parfois à l’excès et l’enseignant doit souvent être, non pas laxiste, mais magnanime. Le fort-en-thème sera souvent dans les clous parce que sa classe sociale lui apprend ces règles de conduite du stylo (encore que même chez les bourgeois, on commence à perdre son latin). Les autres devront se sortir les doigts du cul pour arriver au même niveau. Je ne juge personne sur l’orthographe et les tournures mais d’autres s’en chargent pour moi. Le président Macron roule des mécaniques verbales ridiculement précieuses. Le moindre rappeur a plus d’inventivité lexicale et de punchlines sous le bonnet que ce coq-en-stuc de l’Élysée. 

Je fais aussi de l’aide aux devoirs et je vois que dans des classes beaucoup plus chargées que les miennes, les profs n’ont pas le temps matériel de suivre leurs élèves. On en est encore à souligner des groupes nominaux prépositionnels compléments circonstanciels de lieu dans des extraits de L’Ile au Trésor. Le piège serait de croire que la QuiZinière serait le remède à ce problème de suivi. Une tablette par gamin et de moins en moins de profs qualifiés. Tout au plus des auxiliaires d’apprentissage. Ça sonnera bien mais surtout ça sonnera le glas de la profession.

Marx aurait dit que le capital favorise le travail mort au détriment du savoir-faire humain. La machine prend la place ingrate du formateur-évaluateur-correcteur. Je vois encore les piles de cahiers petit format avec le même protège-cahier que mon père corrigeait au bic rouge et à la chaine, il y a plus de quarante ans. L’informatique est là pour libérer l’enseignant de ces tâches répétitives et chronophages. Et ça permet à chacun d’aller à son propre rythme. Les premiers de cordée bien nés n’ont plus à se faire chier avec les allophones à la traine. 

Mais ce n’est pas pour me faire gagner du temps et de la liberté que mon employeur m’a fait suivre une formation C2i2E, le Certificat informatique et internet niveau 2 - Enseignant. C’est pour que l’apprenant puisse un jour se passer de moi. Le crack comme le cancre qu’on écoeurera encore un peu plus. Et moi, je serai employé en télé-travail par une grosse boite d’e-learning qui me fera pondre pour un salaire de misère des exercices lexico-syntaxiques dont j’ai le secret et que des commerciaux iront vendre dans des écoles privées. Les manoeuvres de Blanquer se font à l’échelle nationale sous couvert de coronavirus. Mettre sur la touche tous ces râleurs de profs qu’on paye à ne rien foutre pendant les vacances, avouez, Jean-Michel, que ce serait le rêve pour un ancien manager de l’ESSEC (École supérieure des sciences économiques et commerciales), une institution où on fabrique en série les ânes qui braient en chorus derrière les gouvernants actuels.

J’en suis donc à ma cinquième semaine de télé-enseignement confiné et une chose me manque : les conneries de mes apprentis… Ah j’allais oublier… dans mon titre à rallonge, je rajoute toujours une discipline : l’exercice de l’esprit critique. Ça, aucune machine ne l’enseignera jamais mais ni le ministère de l’Éducation nationale ni les syndicats patronaux n’ont sans doute intérêt non plus à ce que ça se transmette.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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