Mode sombre

 

  L’institution universitaire, pour l’instant, ne m’offre pas l’ouverture espérée en matière de réflexion politique et sociétale. Mais, la parole y est déjà plus libre, chez les profs notamment, et le champ d’expression plus foisonnant. Reste qu’il faut fouiner par soi-même pour trouver de quoi se mettre sous la dent, pour se construire ses propres opinions et son expérience. Parfois, on tombe donc sur un caillou, à s’en faire grincer les dents.  

 

Quand un prof - au détour d’une explication sur l’autonomie croissante des enseignants sous la Troisième République - nous confie qu’il démissionnerait si Marine le Pen, soit l'extrême-droite, était amenée à gouverner les français, au prétexte de ne pas vouloir travailler pour une Éducation nationale raciste - entre autres -, je trouve ça lourd de possibles allusions. Lourd, car pour moi, de tels propos laissent le champ libre à une dangereuse simplification dichotomique: l’extrême-droite serait le grand méchant loup, quelque part l’ennemi commun, tandis que le reste du paysage politique, le gouvernement actuel y compris, jouirait d’une certaine légitimité: il n’y aurait alors pas de problèmes éthiques à travailler pour l’Education nationale sous Macron.

 

Bien sûr, je ne veux pas ici essentialiser un homme à ses propos, à un instant T. En revanche, le choix des mots est important, surtout quand il s’agit de parler de politique éducative à de futurs instits en Sciences de l'Éducation.  Bref, cela m’a donc donné envie de vous parler de la politique scolaire et éducative menée jusqu’ici sous notre cher ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer. 

 

D’abord, l’opinion que ce prof exprime ici n’est pas des plus audacieuses: le parti politique critiqué n’étant pas celui en place. En revanche, si Macron était dans le viseur, les mots seraient peut-être restés au fond dans sa gorge. Ah, la fameuse “école de la confiance” promue par la loi Blanquer en 2019… Celle-ci prévoit dans son article 1 que les enseignants “contribuent à l’établissement du lien de confiance” entre l’école et les familles par leur “engagement et exemplarité”. Des mots aussi vastes que possibles afin de renforcer l’application du “devoir de réserve” des enseignants, de plus en en plus muselés dès lors qu’il s’agit d’émettre des doutes quant à la politique du gouvernement Castex, comme en attestent de nombreux témoignages. ¹

 

Une loi cohérente d’ailleurs, puisqu’elle s’aligne sur le projet de “l'École de la République “, portée comme l'unique parcours scolaire désormais possible. Et c’est d’actualité. Au nom du séparatisme religieux, Macron vient d’interdire l’école à la maison et de renforcer le contrôle des écoles dites “hors-contrats” ² , alors que 70% de ces dernières sont non-confessionnelles. Ce faisant, les initiatives parentales comme associatives, qui défendent le droit à une plus grande liberté pédagogique, se voient réprimées. De même, la marge s’amincit pour la recherche pluridisciplinaire en sociologie, en psychosociologie, en psychologie du développement, ou encore en anthropologie, dont la pluralité a pour objectif la construction d’une action éducative réfléchie, avec des moyens pédagogiques et didactiques au plus près de l’épanouissement de l’enfant et de l’adolescent. 

 

C’est une tendance politique observable depuis quelques années maintenant, mais Blanquer et sa clique enfonce bien le clou. Désormais, tous les enfants sont soumis aux mêmes enseignements du programme, nourris par un ensemble conforme de valeurs dites "républicaines", avec une porte pour l’esprit critique et la remise en question qui tend à disparaître. De plus, la rigueur exigée par la mise en place du contrôle continu au lycée pour la rentrée 2021, et des évaluations nationales standardisées depuis 2018, dépouille ce qu’il reste de curiosité et d’ouverture culturelle au sein de l’éducation. Cela engendre en effet le biais du “teaching to the test”: les profs se voient forcés d'adapter leurs enseignements aux seules perspectives des prochains contrôles. 

 

En somme, l’école de la République relève d’une profonde tendance utilitariste et réductiviste. En témoigne une idéologie programmée par un ministère dont les stratégies et les fins n’ont plus l’opacité requise pour se masquer. Un simple tour dans les réseaux et les rouages de celui-ci pour le comprendre. 

 

 Prenons Blanquer. Il est depuis longtemps un fervent fidèle de l’institut Montaigne ³ . Quésako? Ce think-tank, créé en 2000 par Claude Bébéar, ancien PDG d’Axa, a pour vocation «d’élaborer des propositions concrètes dans les domaines de l’action publique, de la cohésion sociale, de la compétitivité et des finances publiques». En bref, il représente les intérêts du patronat français. Et pour cause, l’Institut puise ses financements chez une centaine d’entreprises, dont plusieurs du CAC 40. 

 

Or, l'Institut Montaigne est aussi largement sollicité dans le domaine de l’éducation, depuis que Laurent Bigorgne est porté à sa direction en 2010. Grâce aux révélations Macron Leaks de 2017, on connaît de ce dernier son rôle de conseiller officieux auprès de Macron lors de sa campagne, en termes de politique éducative. Aussi, Bigorgne se réjouit de son influence lorsque Blanquer, compagnon de longue date, est nommé ministre de l’Education. En effet, ce dernier appartient au comité directeur d’Agir pour l’école, une organisation satellite de Montaigne, qui à ce jour, témoigne de nombreuses expériences en école élémentaire. Le tout sur soutien financier de Axa, Dassault ou encore Bettencourt. Quant aux expériences menées, elles s’imprègnent fortement des neurosciences. Elles s'efforcent d’ériger, par une approche scientiste; l’unique et bonne manière d’enseigner aux enfants, qui a priori, simplifierait tous les problèmes.

 

Ainsi, ce n’est pas un hasard si les neurosciences irriguent les débats actuels sur l’éducation et l’apprentissage. Dans son livre “ Vers une nouvelle guerre scolaire” (2019), Philippe Champy, ancien ingénieur et éditeur, analyse l’influence croissante des technocrates au sein de l’Education Nationale et sa corrélation avec les pressions idéologiques qui pèsent sur celle-ci: la technologie, le numérique, et les neurosciences. Il explique en effet que “l’attaque techno est à double face : technocratique et technologique. Les hauts responsables n'ont plus comme référence l'expérience pédagogique accumulée par le système éducatif. Une de leurs caractéristiques est d’être de plus en plus étrangers à la culture pédagogique des enseignants. (...) Selon eux, la vraie expertise doit être scientifique et externe, en surplomb.”

 

En découle donc les neurosciences “avec la prétention de certains éminents chercheurs à dicter aux enseignants les meilleures méthodes fondées sur le fonctionnement neuronal. Ces grands chercheurs sifflent la fin du « bricolage idéologique » au profit d'une nouvelle ère de la « science de l'enseignement ».  Philippe Champy évoque par ailleurs, et c’est sur cela que j’aimerais terminer, la politique économique favorable à ces déviances éducatives, celle du néo-libéralisme. Somme toute, l’éducation est un système comme un autre, qui doit viser la performance, l’efficacité, et ce à moindre coût, quoi qu’il en coûte de nos libertés. 

 

Ainsi, si on laisse de pareilles dérives idéologiques aboutir et gangrener nos écoles, nos jeunes, et nos professeurs, si on laisse faire un gouvernement sans voir au-delà de son étiquette politique, je crains que l’institution scolaire française ne ressemble prochainement à s’y méprendre au milieu entrepreneurial et managérial actuel que l’on connaît.

 

M.B
¹  https://www.youtube.com/watch?v=SsoxjTYdEco

² https://www.francetvinfo.fr/societe/religion/religion-laicite/quelles-sont-ces-ecoles-hors-contrat-quemmanuel-macron-veut-surveiller_4126459.html

³ https://www.liberation.fr/france/2017/06/07/education-le-liberal-institut-montaigne-maitre-a-penser-de-macron_1575198

⁴ http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/08/30082019Article637027476234427248.aspx






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À propos de l'auteur(e) :

Margot Barthélémy

Biographie en cours de rédaction.


Flâneuse dilettante

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